dimanche 1 février 2015

Mt 16, 24-25

Mt 16, 24-25
Lectures bibliques : Mt 16, 21-28 ; Mc 9, 33-35 ; Jn 13, 12-17
Thématique : se détacher des préoccupations de l’égo / sauver sa vie ou la trouver
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Marmande, le 01/02/15.
(inspirée d’une méditation de A. Grün, Jésus thérapeute, p.91s)

* Dans le passage que nous venons d’écouter, Jésus a recours à des paroles provoquantes. Il entend remettre en question la façon de voir de ses interlocuteurs. Il veut faire sortir ses disciples de leur réserve, pour les inviter à réfléchir de manière nouvelle à leur vie… à ce qui mène véritablement à la vie.

L’épisode débute par l’annonce de la passion, de la mort et de la résurrection de Jésus. Pierre réagit négativement à cette terrible nouvelle. Il refuse de voir son maître mourir prochainement… et cela sans doute pour deux raisons : la peur, d’une part, l’ambition (l’orgueil), d’autre part.
On peut comprendre la crainte de Pierre. Il a tout quitté pour suivre Jésus. Si son maître venait à disparaître prématurément, cela remettrait totalement en cause la pertinence de ses choix de vie. Cela remettrait également en question tous les espoirs qu’il a fondé sur son maitre… espoir pour le peuple juif auquel il appartient et espoir pour lui-même.

En effet, Pierre voit en Jésus le Messie[1], celui qui va délivrer Israël de ses enfermements à la fois sur le plan spirituel, religieux et politique (Rappelons que le Messie attendu devait aussi être un sauveur politique pour Israël vivant sous la domination de l’occupant romain)… il refuse donc spontanément que l’histoire de Jésus et avec elle, ses propres espoirs, ses rêves et ses ambitions, s’arrêtent ainsi à la Croix. Ce serait contraire à tout… totalement incompréhensible à vue humaine… Cela n’aurait aucun sens.

Mais Jésus reprend vivement Pierre et le réprimande sévèrement par ces mots : « Va-t’en derrière-moi Satan […] tes vues ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes » (Mt 16,23)
Autrement dit, Jésus pointe deux manières de voir, deux approches totalement différentes :

- La première, celle des hommes (celle de Pierre et des disciples), c’est la loi de l’égo (de l’orgueil, de l’amour-propre). C’est la recherche d’une certaine influence, d’un certain pouvoir, pour acquérir force, puissance, avoir, domination. On entend par là la possibilité de réussir en imposant ses vues à l’autre, par la raison, la persuasion, la loi ou même la violence. Cette approche implique inévitablement un rapport de force. On voit bien qu’il s’agit là de la mentalité courante de notre monde.
Réussir sur le plan économique, par exemple, c’est gagner des parts de marché, c’est sortir vainqueur de la loi de la concurrence. Le profit personnel est la motivation première de cette mentalité.
Sur le plan politique, c’est la même chose. Il s’agit de dominer l’adversaire, de gagner des élections. C’est parfois au nom d’idées (tout-à-fait louables), d’un projet, d’un programme qui serait meilleur que celui des autres. Mais nous savons bien que l’égo – la volonté de réussite personnelle, la soif de briller, d’acquérir reconnaissance et prestige – n’est pas absente de la motivation politique. Et c’est sans doute pareil dans d’autres domaines.

Il découle de tout « rapport de force », de cette soif de plus d’avoir, d’influence et de pouvoir, des conséquences multiples : la première (la plus basique) c’est qu’il y a toujours des « gagnants » et des « perdants », c’est qu’il n’y en a jamais pour tout le monde. D’une façon ou d’une autre, « gagner » se fait toujours aux dépens d’autrui.
Un jour ou l’autre, l’égo (le mien) entre en relation, mais aussi en tension et en conflit avec celui de l’autre. Le développement du « Moi » trouve des résistances qui conduisent à la discorde et à la division.

L’affrontement des égos est difficilement compatible avec la solidarité et la fraternité, avec l’amour du prochain, le don, le pardon, la gratuité. Il conduit plus sûrement au règne du « chacun pour soi » et aux conflits d’intérêts entre les peuples.

La question que l’Evangile nous pose, c’est de savoir si cette soif de l’égo (qui cherche à obtenir de la reconnaissance et qui est parfois prêt à utiliser le langage de la domination et de la violence pour cela) n’est pas en réalité une manière de se fuir soi-même.
L’ego n’est pas le vrai soi. Il peut faire obstacle à l’éveil de notre conscience, à l’épanouissement de notre vie relationnelle et spirituelle.

- Face à cela, Jésus nous propose une alternative, une autre manière de voir les choses et d’envisager la vie : celle de Dieu. Cette autre voie n’est pas celle de l’égo, mais celle de la pleine conscience de notre « être-en-relation », de notre « être véritable ».

Contrairement à ce qu’on peut d’abord penser – à ce que l’Eglise ou la tradition nous en ont dit à travers la notion de « sacrifice » - Jésus ne nous appelle par à nous sacrifier, mais à dépasser notre égo, à nous libérer de tout ce qui peut nous rendre esclave de nous-mêmes (soif d’avoir, désir de puissance, accomplissement de notre amour-propre) et qui nous amène parfois à sacrifier l’autre, pour répondre aux désirs du « Moi », à notre soif de pouvoir ou de réussite.

A travers les paroles de Jésus : « renoncer à soi-même », « prendre sa croix pour le suivre », on pense souvent que le Christ nous appelle à une vie de servitude, à une morale d’esclaves (comme disait Nietzsche), où il s’agirait d’en baver, de chercher à se sacrifier pour les autres ou pour mériter son salut. Mais ce n’est pas ce que Jésus dit dans le contexte de notre passage. Sa parole est une réponse à Pierre qui est invité à changer de perspective, à renoncer à ses propres certitudes.

La bonne nouvelle du royaume, dont Jésus est le témoin, est l’Evangile d’une nouvelle mentalité possible : celle de la non-domination, de la non-violence, pour se mettre au service d’autrui. (cf. Mc 9,35 ; Jn 13, 12-16).

Les paroles de Jésus sont un appel à nous libérer, à nous détacher des préoccupations de l’égo.
Peu importe la réussite personnelle, la reconnaissance sociale, peu importe que Jésus soit ou non reconnu, qu’il soit ou non le sauveur politique que les Juifs attendent. S’il doit mourir pour que l’Evangile du royaume, pour que la Bonne Nouvelle de l’amour de Dieu et du prochain puisse résonner et être entendue dans notre monde, c’est ce qui est essentiel. Ce n’est pas la réussite du « moi », de l’égo, qui compte… ce n’est pas non plus la victoire d’un groupe, d’un peuple, d’une ethnie, d’une église sur un autre qui compte… c’est celle de tous, c’est à la fois le bien de tous et de chacun.
Cela n’est possible que si l’homme apprend à se libérer de son égo, s’il accepte de lâcher prise, s’il consent à ne pas vouloir se sauver tout seul (lui ou le groupe auquel il appartient), s’il consent à abandonner la préoccupation de lui-même, dans la confiance à Dieu.

* C’est ainsi qu’on peut entendre cette parole de Jésus : « Si quelqu’un veut venir derrière moi, qu’il se renie lui-même / qu’il se refuse à lui-même / qu’il renonce à lui-même… qu’il prenne sa croix et qu’il me suive.
En effet, qui veut sauver sa vie (son âme) la perdra, mais celui qui perdra sa vie (son âme) à cause de moi la trouvera » (Mt 16, 24-25).

Cette parole sur l’abnégation a trop souvent été mal comprise. Elle a été interprétée comme une négation, une altération, une dévaluation de soi-même. Ce qui est une erreur.
Le verbe grec « aparneomai » (aparneisthai) signifie « dire non, refuser à ».
Celui qui suit Jésus doit dire « non » aux tendances égocentriques et égoïstes de son être qui voudraient tout ramener à lui-même, tout accaparer pour lui-même. Et peut-être même le divin ?
N’est-ce pas, au fond, la tentation de Pierre : d’accaparer Jésus pour lui-même, pour son profit personnel ?

N’est-ce pas aussi ce que font les Douze qui se querellent pour savoir qui est le plus grand ? (Mc 9, 33-35). Or, Jésus leur dit poliment qu’ils n’ont rien compris : Sous l’angle du royaume, être le premier c’est être le serviteur de tous (v.35).
Les disciples ne devraient même pas penser à cela, à la gloire personnelle qu’ils vont pouvoir tirer de leur situation, de leur proximité avec Jésus, le Messie.
« Suivre le Christ », c’est précisément le contraire : c’est accepter de s’effacer derrière son maître… comme Jésus va accepter de s’effacer derrière Dieu le Père et derrière l’Evangile.

Ainsi comme les disciples ne doivent pas utiliser Jésus pour leur profit, nous ne devons pas utiliser Dieu pour nos besoins égoïstes, afin d’être toujours en bonne forme et heureux. (cf. Exemple de ma fille de 6 ans qui apprend à prier et qui ne demande que des choses pour elle à Dieu.)
Celui qui veut faire l’expérience de Dieu doit prendre de la distance par rapport à son propre égo. Les mystiques ont bien compris cette parole de Jésus.
Si nous voulons accaparer Dieu ou le faire entrer de force dans notre égo, alors qu’il le dépasse, nous abusons du divin et passons à côté du vrai Dieu. C’est ce que n’ont pas compris les intégristes et les fous de dieu. Leur dieu n’est qu’une idole qu’ils croient posséder. Il n’est que la projection de leur propre désir de puissance.

Pour rencontrer Dieu et pour aller à la rencontre des autres en vérité, nous avons besoin de prendre du recul, de nous distancier intérieurement de cette tendance à tout posséder, à tout accaparer, à tout utiliser de manière égoïste. Nous devons cesser de tirer Dieu vers le bas, de penser que tout tourne autour de nous.
Rester fixé sur son petit « Moi » - comme les disciples ou comme Pierre – c’est chercher peureusement à se préserver. Ce n’est pas risquer la confiance et vivre l’Evangile.

Or, l’Evangile (justement) nous appelle à un décentrement et une ouverture. Quiconque se met à la suite du Christ, sent son cœur s’élargir et offre à Dieu son « Moi » fragile.

Nous ne pouvons véritablement faire l’expérience de Dieu que si nous lâchons notre égo. C’est ce que la méditation et la prière nous aident et nous apprennent à faire. C’est ce que la foi – comprise comme « confiance » offerte à Dieu – nous permet de vivre.

* L’autre image utilisée par Jésus – celle de la Croix – a aussi souvent été mal interprétée. Comme s’il s’agissait de nous rendre la vie aussi difficile que possible et de faire un maximum de sacrifices.
Or, dire « oui » à la Croix, ce n’est pas chercher à souffrir, ce n’est pas une option en faveur d’un certain dolorisme, c’est seulement dire « oui » à ce qui se présente à nous, y compris à ce qui vient se mettre en travers de notre route, aux obstacles qui viennent faire barrage.

La Croix symbolise l’unité de tous les contraires. Assumer notre croix signifie dire « oui » à nous-mêmes, à ce qui est beau et bon dans notre vie, mais aussi à toutes nos contradictions et difficultés.
« Porter sa croix », c’est commencer par consentir à soi-même, c’est s’accepter soi-même avec ses propres pôles contradictoires.
Accepter tout cela et se recevoir ainsi, permet de l’offrir à Dieu, de lui remettre. Cela nous permet également de nous ouvrir et d’accueillir ce qui se présente à nous, pour aller de l’avant dans la confiance et l’assurance que Dieu nous aime et nous accompagne tels que nous sommes.

Nous savons qu’il est parfois douloureux de s’accepter soi-même. Nous ne sommes pas forcément en paix avec notre histoire et avec tous les aspects de notre vie et de notre personnalité. Prendre sa croix, c’est s’accepter tel qu’on est, c’est s’étreindre soi-même avec ses propres forces et faiblesses, avec ce qui est malade et sain, ce qui a belle apparence et ce qui est disgracieux, ce qui est intact et ce qui est cassé ou blessé, ce qui est réussi et ce qui est raté.
Mais ce travail d’acceptation ne débouche pas sur un retour à l’égo, il conduit à autre chose : à un détachement intérieur vis-à-vis de soi-même, pour pouvoir se mettre en marche à la suite de Jésus.

Autrement dit, cette étreinte avec nous-mêmes nous appelle à un lâcher-prise, à confier à Dieu ce que nous sommes, pour nous mettre en route, pour suivre le Christ :
Une fois dé-préoccupé de nous-mêmes, nous pouvons nous soucier des autres, nous pouvons chercher le royaume et la justice de Dieu, comme Jésus nous y appelle (cf. Mt 6,33).

* C’est en ce sens qu’on peut entendre cette parole : « qui veut sauver sa vie (son âme) la perdra, mais celui qui perdra sa vie (son âme) à cause de moi la trouvera » (Mt 16, 24-25).

- Dans la mentalité habituelle, « sauver sa vie », c’est d’abord s’en préoccuper, s’attacher à ne pas la perdre, à vouloir la gagner, à la réussir.

Or, Jésus nous invite à voir les choses autrement : Pour lui, celui qui se préoccupe de lui-même, qui s’attache à son égo, risque bien de passer à côté de la vraie vie et donc de la perdre.
Celui qui reste fixé et figé sur le souci de soi, de son propre salut – d’un salut mondain, fondé sur une réussite personnelle – celui-là est, en réalité, enfermé dans le cercle de l’angoisse… dans une angoisse personnelle modelée par son orgueil, son amour-propre, son désir de reconnaissance, sa soif de réussite.  

Jésus affirme que notre vocation est ailleurs. Non dans l’inquiétude pour soi, mais dans la préoccupation de l’autre (cf. Mt 6, 31-33).

- « Sauver sa vie », ce n’est donc pas cela, ce n’est pas vouloir la gagner, la conquérir… c’est la trouver.
Pour la trouver, il faut accepter de s’oublier, accepter de lâcher son petit « Moi ». Pour trouver la vie, il faut accepter de la risquer, accepter de la perdre, en suivant l’Evangile.

En d’autres termes, la parole de Jésus vise à nous maintenir en mouvement. Elle nous appelle à nous engager corps et âme dans la vie, dans l’amour, dans la rencontre des autres. C’est seulement en nous oubliant pour nous engager de la sorte que nous accèderons au meilleur de nous-mêmes.

Si nous cessons de tourner autour de notre propre personne, si nous sortons de ce mouvement rotatif centré sur soi-même, si nous nous ouvrons à Dieu, au monde et aux autres, nous pourrons nous découvrir et nous trouver, nous serons vraiment présents et en cohérence avec nous-mêmes.

Le seul remède prescrit par l’Evangile en vue de ce changement de perspective, c’est la confiance. Seule la confiance permet de se décentrer de soi.
C’est la raison pour laquelle Jésus dit à plusieurs reprise que les disciples sont « petits de foi » (hommes de peu de foi). Ils ne font pas encore assez confiance à Dieu, pour oser se dé-préoccuper d’eux-mêmes et s’ouvrir véritablement aux besoins des autres.

Il y a quelques jours, nous faisions mémoire de la Shoa, pour les 70 ans de la libération du camp d’Auschwitz.
Face à la barbarie nazie, on peut se demander ce qui fait qu’un homme reste encore – ou, tout du moins, agit encore - comme un être humain. C’est peut-être le regard qu’il porte sur autrui.
Lorsque vous ne voyez plus en l’autre – y compris votre ennemi – un être humain, vous êtes sur le seuil d’une déshumanisation.
Lorsque vous n’éprouvez plus aucune compassion devant la souffrance humaine, face à la torture ou à l’élimination d’enfants, vous devenez indifférent à ce qui fait notre commune humanité, indifférent à la fraternité, vous sombrez dans l’animalité, la bestialité.
Or, Jésus nous appelle au contraire à regarder autrui avec les yeux du cœur, à nous soucier de l’autre. C’est cela qui doit motiver le sens de notre action de chaque jour.

En Inde, à New Delhi, sur la tombe du Mahatma Gandhi, on a gravé sur une plaque de marbre un extrait de son Talisman. II mentionne le seul critère pour mesurer a tout instant notre situation par rapport au Royaume de Dieu :
« Rappelle-toi la face de tous les hommes pauvres et faibles que tu as vus au cours de ta vie, et demande-toi si le pas que tu comptes faire peut être utile de quelque manière.»

Ainsi donc, pour vivre véritablement, Jésus ne nous appelle pas à nous sacrifier, mais à nous détacher des préoccupations de notre « Moi ».
Il nous invite à jeter par-dessus bord les entraves de notre égo, les illusions de nos ambitions ou les limitations de nos angoisses.
Gagner sa vie, ce n’est pas sauver sa peau, c’est s’engager, la risquer, pour la trouver.
Jésus nous invite au courage et à la confiance pour vivre pleinement en relation avec Dieu et avec les autres.

Amen.




[1] Et même « le fils du Dieu vivant » dans l’épisode précèdent : cf. Mt 16, 13-20.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire