Mt 16, 24-25
Lectures bibliques : Mt 16, 21-28 ;
Mc 9, 33-35 ; Jn 13, 12-17
Thématique :
se détacher des préoccupations de l’égo / sauver sa vie ou la trouver
Prédication
de Pascal LEFEBVRE / Marmande, le 01/02/15.
(inspirée
d’une méditation de A. Grün, Jésus
thérapeute, p.91s)
* Dans
le passage que nous venons d’écouter, Jésus a recours à des paroles
provoquantes. Il entend remettre en question la façon de voir de ses interlocuteurs.
Il veut faire sortir ses disciples de leur réserve, pour les inviter à réfléchir
de manière nouvelle à leur vie… à ce qui mène véritablement à la vie.
L’épisode
débute par l’annonce de la passion, de la mort et de la résurrection de Jésus. Pierre
réagit négativement à cette terrible nouvelle. Il refuse de voir son maître mourir
prochainement… et cela sans doute pour deux raisons : la peur, d’une part,
l’ambition (l’orgueil), d’autre part.
On peut
comprendre la crainte de Pierre. Il a tout quitté pour suivre Jésus. Si son
maître venait à disparaître prématurément, cela remettrait totalement en cause
la pertinence de ses choix de vie. Cela remettrait également en question tous
les espoirs qu’il a fondé sur son maitre… espoir pour le peuple juif auquel il
appartient et espoir pour lui-même.
En
effet, Pierre voit en Jésus le Messie[1],
celui qui va délivrer Israël de ses enfermements à la fois sur le plan spirituel,
religieux et politique (Rappelons que le Messie attendu devait aussi être un
sauveur politique pour Israël vivant sous la domination de l’occupant romain)…
il refuse donc spontanément que l’histoire de Jésus et avec elle, ses propres espoirs,
ses rêves et ses ambitions, s’arrêtent ainsi à la Croix. Ce serait contraire à
tout… totalement incompréhensible à vue humaine… Cela n’aurait aucun sens.
Mais
Jésus reprend vivement Pierre et le réprimande sévèrement par ces mots : « Va-t’en derrière-moi Satan […] tes
vues ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes » (Mt 16,23)
Autrement
dit, Jésus pointe deux manières de voir, deux approches totalement différentes :
- La
première, celle des hommes (celle de Pierre et des disciples), c’est la loi de
l’égo (de l’orgueil, de
l’amour-propre). C’est la recherche d’une certaine influence, d’un certain
pouvoir, pour acquérir force, puissance, avoir, domination. On entend par là la
possibilité de réussir en imposant ses vues à l’autre, par la raison, la
persuasion, la loi ou même la violence. Cette approche implique inévitablement
un rapport de force. On voit bien qu’il s’agit là de la mentalité courante de notre
monde.
Réussir
sur le plan économique, par exemple, c’est gagner des parts de marché, c’est
sortir vainqueur de la loi de la concurrence. Le profit personnel est la
motivation première de cette mentalité.
Sur le plan
politique, c’est la même chose. Il s’agit de dominer l’adversaire, de gagner
des élections. C’est parfois au nom d’idées (tout-à-fait louables), d’un
projet, d’un programme qui serait meilleur que celui des autres. Mais nous
savons bien que l’égo – la volonté de réussite personnelle, la soif de briller,
d’acquérir reconnaissance et prestige – n’est pas absente de la motivation
politique. Et c’est sans doute pareil dans d’autres domaines.
Il
découle de tout « rapport de force », de cette soif de plus d’avoir,
d’influence et de pouvoir, des conséquences multiples : la première (la
plus basique) c’est qu’il y a toujours des « gagnants » et des « perdants »,
c’est qu’il n’y en a jamais pour tout le monde. D’une façon ou d’une autre,
« gagner » se fait toujours aux dépens d’autrui.
Un jour
ou l’autre, l’égo (le mien) entre en relation,
mais aussi en tension et en conflit avec celui de l’autre. Le développement du
« Moi » trouve des résistances qui conduisent à la discorde et à la
division.
L’affrontement
des égos est difficilement compatible
avec la solidarité et la fraternité, avec l’amour du prochain, le don, le
pardon, la gratuité. Il conduit plus sûrement au règne du « chacun pour
soi » et aux conflits d’intérêts entre les peuples.
La
question que l’Evangile nous pose, c’est de savoir si cette soif de l’égo (qui cherche à obtenir de la
reconnaissance et qui est parfois prêt à utiliser le langage de la domination
et de la violence pour cela) n’est pas en réalité une manière de se fuir
soi-même.
L’ego
n’est pas le vrai soi. Il peut faire obstacle à l’éveil de notre conscience, à
l’épanouissement de notre vie relationnelle et spirituelle.
- Face à
cela, Jésus nous propose une alternative, une autre manière de voir les choses
et d’envisager la vie : celle de Dieu. Cette autre voie n’est pas celle de
l’égo, mais celle de la pleine conscience de notre
« être-en-relation », de notre « être véritable ».
Contrairement
à ce qu’on peut d’abord penser – à ce que l’Eglise ou la tradition nous en ont
dit à travers la notion de « sacrifice » - Jésus ne nous appelle par
à nous sacrifier, mais à dépasser notre égo, à nous libérer de tout ce qui peut
nous rendre esclave de nous-mêmes (soif d’avoir, désir de puissance, accomplissement
de notre amour-propre) et qui nous amène parfois à sacrifier l’autre, pour
répondre aux désirs du « Moi », à notre soif de pouvoir ou de
réussite.
A
travers les paroles de Jésus : « renoncer
à soi-même », « prendre sa croix pour le suivre », on pense
souvent que le Christ nous appelle à une vie de servitude, à une morale
d’esclaves (comme disait Nietzsche), où il s’agirait d’en baver, de chercher à
se sacrifier pour les autres ou pour mériter son salut. Mais ce n’est pas ce
que Jésus dit dans le contexte de notre passage. Sa parole est une réponse à
Pierre qui est invité à changer de perspective, à renoncer à ses propres
certitudes.
La bonne
nouvelle du royaume, dont Jésus est le témoin, est l’Evangile d’une nouvelle
mentalité possible : celle de la non-domination, de la non-violence, pour
se mettre au service d’autrui. (cf. Mc 9,35 ; Jn 13, 12-16).
Les
paroles de Jésus sont un appel à nous libérer, à nous détacher des
préoccupations de l’égo.
Peu
importe la réussite personnelle, la reconnaissance sociale, peu importe que
Jésus soit ou non reconnu, qu’il soit ou non le sauveur politique que les Juifs
attendent. S’il doit mourir pour que l’Evangile du royaume, pour que la Bonne
Nouvelle de l’amour de Dieu et du prochain puisse résonner et être entendue
dans notre monde, c’est ce qui est essentiel. Ce n’est pas la réussite du
« moi », de l’égo, qui compte… ce n’est pas non plus la victoire d’un
groupe, d’un peuple, d’une ethnie, d’une église sur un autre qui compte… c’est
celle de tous, c’est à la fois le bien de tous et de chacun.
Cela
n’est possible que si l’homme apprend à se libérer de son égo, s’il accepte de
lâcher prise, s’il consent à ne pas vouloir se sauver tout seul (lui ou le groupe
auquel il appartient), s’il consent à abandonner la préoccupation de lui-même,
dans la confiance à Dieu.
* C’est
ainsi qu’on peut entendre cette parole de Jésus : « Si quelqu’un veut venir derrière moi, qu’il se renie lui-même /
qu’il se refuse à lui-même / qu’il renonce à lui-même… qu’il prenne sa croix et
qu’il me suive.
En effet, qui veut sauver sa vie (son
âme) la perdra, mais celui qui perdra sa vie (son âme) à cause de moi la
trouvera » (Mt 16, 24-25).
Cette
parole sur l’abnégation a trop souvent été mal comprise. Elle a été interprétée
comme une négation, une altération, une dévaluation de soi-même. Ce qui est une
erreur.
Le verbe
grec « aparneomai » (aparneisthai)
signifie « dire non, refuser à ».
Celui
qui suit Jésus doit dire « non » aux tendances égocentriques et
égoïstes de son être qui voudraient tout ramener à lui-même, tout accaparer
pour lui-même. Et peut-être même le divin ?
N’est-ce
pas, au fond, la tentation de Pierre : d’accaparer Jésus pour lui-même,
pour son profit personnel ?
N’est-ce
pas aussi ce que font les Douze qui se querellent pour savoir qui est le plus
grand ? (Mc 9, 33-35). Or, Jésus leur dit poliment qu’ils n’ont rien
compris : Sous l’angle du royaume, être le premier c’est être le serviteur
de tous (v.35).
Les
disciples ne devraient même pas penser à cela, à la gloire personnelle qu’ils
vont pouvoir tirer de leur situation, de leur proximité avec Jésus, le Messie.
« Suivre
le Christ », c’est précisément le contraire : c’est accepter de
s’effacer derrière son maître… comme Jésus va accepter de s’effacer derrière
Dieu le Père et derrière l’Evangile.
Ainsi
comme les disciples ne doivent pas utiliser Jésus pour leur profit, nous ne
devons pas utiliser Dieu pour nos besoins égoïstes, afin d’être toujours en
bonne forme et heureux. (cf. Exemple de
ma fille de 6 ans qui apprend à prier et qui ne demande que des choses pour
elle à Dieu.)
Celui
qui veut faire l’expérience de Dieu doit prendre de la distance par rapport à
son propre égo. Les mystiques ont bien compris cette parole de Jésus.
Si nous
voulons accaparer Dieu ou le faire entrer de force dans notre égo, alors qu’il
le dépasse, nous abusons du divin et passons à côté du vrai Dieu. C’est ce que
n’ont pas compris les intégristes et les fous de dieu. Leur dieu n’est qu’une idole
qu’ils croient posséder. Il n’est que la projection de leur propre désir de
puissance.
Pour
rencontrer Dieu et pour aller à la rencontre des autres en vérité, nous avons
besoin de prendre du recul, de nous distancier intérieurement de cette tendance
à tout posséder, à tout accaparer, à tout utiliser de manière égoïste. Nous
devons cesser de tirer Dieu vers le bas, de penser que tout tourne autour de
nous.
Rester
fixé sur son petit « Moi » - comme les disciples ou comme Pierre – c’est
chercher peureusement à se préserver. Ce n’est pas risquer la confiance et
vivre l’Evangile.
Or,
l’Evangile (justement) nous appelle à un décentrement et une ouverture.
Quiconque se met à la suite du Christ, sent son cœur s’élargir et offre à Dieu
son « Moi » fragile.
Nous ne
pouvons véritablement faire l’expérience de Dieu que si nous lâchons notre égo.
C’est ce que la méditation et la prière nous aident et nous apprennent à faire.
C’est ce que la foi – comprise comme « confiance » offerte à Dieu –
nous permet de vivre.
* L’autre
image utilisée par Jésus – celle de la Croix – a aussi souvent été mal
interprétée. Comme s’il s’agissait de nous rendre la vie aussi difficile que
possible et de faire un maximum de sacrifices.
Or, dire
« oui » à la Croix, ce n’est pas chercher à souffrir, ce n’est pas
une option en faveur d’un certain dolorisme, c’est seulement dire
« oui » à ce qui se présente à nous, y compris à ce qui vient se
mettre en travers de notre route, aux obstacles qui viennent faire barrage.
La Croix
symbolise l’unité de tous les contraires. Assumer notre croix signifie dire
« oui » à nous-mêmes, à ce qui est beau et bon dans notre vie, mais
aussi à toutes nos contradictions et difficultés.
« Porter
sa croix », c’est commencer par consentir à soi-même, c’est s’accepter
soi-même avec ses propres pôles contradictoires.
Accepter
tout cela et se recevoir ainsi, permet de l’offrir à Dieu, de lui remettre.
Cela nous permet également de nous ouvrir et d’accueillir ce qui se présente à
nous, pour aller de l’avant dans la confiance et l’assurance que Dieu nous aime
et nous accompagne tels que nous sommes.
Nous
savons qu’il est parfois douloureux de s’accepter soi-même. Nous ne sommes pas
forcément en paix avec notre histoire et avec tous les aspects de notre vie et
de notre personnalité. Prendre sa croix, c’est s’accepter tel qu’on est, c’est
s’étreindre soi-même avec ses propres forces et faiblesses, avec ce qui est
malade et sain, ce qui a belle apparence et ce qui est disgracieux, ce qui est
intact et ce qui est cassé ou blessé, ce qui est réussi et ce qui est raté.
Mais ce travail
d’acceptation ne débouche pas sur un retour à l’égo, il conduit à autre chose :
à un détachement intérieur vis-à-vis de soi-même, pour pouvoir se mettre en
marche à la suite de Jésus.
Autrement
dit, cette étreinte avec nous-mêmes nous appelle à un lâcher-prise, à confier à
Dieu ce que nous sommes, pour nous mettre en route, pour suivre le
Christ :
Une fois
dé-préoccupé de nous-mêmes, nous pouvons nous soucier des autres, nous pouvons
chercher le royaume et la justice de Dieu, comme Jésus nous y appelle (cf. Mt
6,33).
* C’est
en ce sens qu’on peut entendre cette parole : « qui veut sauver sa vie (son âme) la perdra,
mais celui qui perdra sa vie (son âme) à cause de moi la trouvera » (Mt
16, 24-25).
- Dans
la mentalité habituelle, « sauver sa vie », c’est d’abord s’en
préoccuper, s’attacher à ne pas la perdre, à vouloir la gagner, à la réussir.
Or,
Jésus nous invite à voir les choses autrement : Pour lui, celui qui se
préoccupe de lui-même, qui s’attache à son égo, risque bien de passer à côté de
la vraie vie et donc de la perdre.
Celui
qui reste fixé et figé sur le souci de soi, de son propre salut – d’un salut
mondain, fondé sur une réussite personnelle – celui-là est, en réalité, enfermé
dans le cercle de l’angoisse… dans une angoisse personnelle modelée par son
orgueil, son amour-propre, son désir de reconnaissance, sa soif de réussite.
Jésus
affirme que notre vocation est ailleurs. Non dans l’inquiétude pour soi, mais
dans la préoccupation de l’autre (cf. Mt 6, 31-33).
-
« Sauver sa vie », ce n’est donc pas cela, ce n’est pas vouloir la
gagner, la conquérir… c’est la trouver.
Pour la
trouver, il faut accepter de s’oublier, accepter de lâcher son petit
« Moi ». Pour trouver la vie, il faut accepter de la risquer,
accepter de la perdre, en suivant l’Evangile.
En
d’autres termes, la parole de Jésus vise à nous maintenir en mouvement. Elle
nous appelle à nous engager corps et âme dans la vie, dans l’amour, dans la
rencontre des autres. C’est seulement en nous oubliant pour nous engager de la
sorte que nous accèderons au meilleur de nous-mêmes.
Si nous
cessons de tourner autour de notre propre personne, si nous sortons de ce
mouvement rotatif centré sur soi-même, si nous nous ouvrons à Dieu, au monde et
aux autres, nous pourrons nous découvrir et nous trouver, nous serons vraiment
présents et en cohérence avec nous-mêmes.
Le seul
remède prescrit par l’Evangile en vue de ce changement de perspective, c’est la
confiance. Seule la confiance permet de se décentrer de soi.
C’est la
raison pour laquelle Jésus dit à plusieurs reprise que les disciples sont
« petits de foi » (hommes de peu de foi). Ils ne font pas encore
assez confiance à Dieu, pour oser se dé-préoccuper d’eux-mêmes et s’ouvrir véritablement
aux besoins des autres.
Il y a
quelques jours, nous faisions mémoire de la Shoa,
pour les 70 ans de la libération du camp d’Auschwitz.
Face à
la barbarie nazie, on peut se demander ce qui fait qu’un homme reste encore – ou,
tout du moins, agit encore - comme un être humain. C’est peut-être le regard
qu’il porte sur autrui.
Lorsque
vous ne voyez plus en l’autre – y compris votre ennemi – un être humain, vous
êtes sur le seuil d’une déshumanisation.
Lorsque
vous n’éprouvez plus aucune compassion devant la souffrance humaine, face à la
torture ou à l’élimination d’enfants, vous devenez indifférent à ce qui fait notre
commune humanité, indifférent à la fraternité, vous sombrez dans l’animalité,
la bestialité.
Or,
Jésus nous appelle au contraire à regarder autrui avec les yeux du cœur, à nous
soucier de l’autre. C’est cela qui doit motiver le sens de notre action de
chaque jour.
En Inde,
à New Delhi, sur la tombe du Mahatma Gandhi, on a gravé sur une plaque de
marbre un extrait de son Talisman. II
mentionne le seul critère pour mesurer a tout instant notre situation par
rapport au Royaume de Dieu :
« Rappelle-toi la face de tous les hommes
pauvres et faibles que tu as vus au cours de ta vie, et demande-toi si le pas
que tu comptes faire peut être utile de quelque manière.»
Ainsi
donc, pour vivre véritablement, Jésus ne nous appelle pas à nous sacrifier,
mais à nous détacher des préoccupations de notre « Moi ».
Il nous
invite à jeter par-dessus bord les entraves de notre égo, les illusions de nos ambitions ou les limitations de nos
angoisses.
Gagner
sa vie, ce n’est pas sauver sa peau, c’est s’engager, la risquer, pour la trouver.
Jésus
nous invite au courage et à la confiance pour vivre pleinement en relation avec
Dieu et avec les autres.
Amen.
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