dimanche 25 janvier 2015

La liberté chrétienne


Thématique : la liberté chrétienne / Libre mais serviteur / Rm 14, 13-19
Culte autrement – dimanche 25 janvier 2015 à Tonneins

Prédication de Pascal LEFEBVRE = voir plus bas (après les textes et les questions)


A. Distribution des textes et lectures bibliques (Ga 5 ; 1 Co 10 ; Rm 14 : extraits)

- Ga 5, 13-16. 22-25 (NBS)

Mes frères, vous avez été appelés à la liberté ; seulement, que cette liberté ne devienne pas un prétexte pour la chair ; par amour, faites-vous plutôt esclaves (serviteurs) les uns des autres. 14Car toute la loi est accomplie dans une seule parole, celle-ci : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. 15Mais si vous vous mordez, si vous vous dévorez les uns les autres, prenez garde de ne pas être détruits les uns par les autres.
16Je dis plutôt : marchez par l'Esprit, et vous n'accomplirez jamais ce que la chair désire. […] 22Quant au fruit de l'Esprit, c'est : amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, foi, 23douceur, maîtrise de soi ; aucune loi n'est contre de telles choses. 24Mais ceux qui appartiennent à Jésus-Christ ont crucifié la chair avec ses passions et ses désirs.
25Si nous vivons par l'Esprit, marchons aussi par l'Esprit. 26Ne devenons pas vaniteux ; cessons de nous provoquer les uns les autres, de nous porter envie les uns aux autres.

- 1 Co 10, 23-24. 31b-33 (TOB)

« Tout est permis », mais tout ne convient pas. « Tout est permis », mais tout n’édifie pas. 24Que nul ne cherche son propre intérêt, mais celui d’autrui. […]  Quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu. 32Ne soyez pour personne une occasion de chute, ni pour les Juifs, ni pour les Grecs, ni pour l’Eglise de Dieu. 33C’est ainsi que moi-même je m’efforce de plaire à tous en toutes choses, en ne cherchant pas mon avantage personnel, mais celui du plus grand nombre, afin qu’ils soient sauvés.

- Rm 14, 7-19 (TOB)

En effet, aucun de nous ne vit pour soi-même et personne ne meurt pour soi-même. 8Car, si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur ; si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur : soit que nous vivions, soit que nous mourions, nous sommes au Seigneur. 9Car c’est pour être Seigneur des morts et des vivants que Christ est mort et qu’il a repris vie. 10Mais toi, pourquoi juges-tu ton frère ? Et toi, pourquoi méprises-tu ton frère ? Tous, en effet, nous comparaîtrons devant le tribunal de Dieu. 11Car il est écrit : Aussi vrai que je vis, dit le Seigneur, tout genou fléchira devant moi et toute langue rendra gloire à Dieu. 12Ainsi, chacun de nous rendra compte à Dieu pour soi-même.
13Cessons donc de nous juger les uns les autres. Jugez plutôt qu’il ne faut pas être pour un frère cause de chute ou de scandale. 14Je le sais, j’en suis convaincu par le Seigneur Jésus : rien n’est impur en soi. Mais une chose est impure pour celui qui la considère comme telle. 15Si, en prenant telle nourriture, tu attristes ton frère, tu ne marches plus selon l’amour. Garde-toi, pour une question de nourriture, de faire périr celui pour lequel Christ est mort. 16Que votre privilège ne puisse être discrédité. 17Car le Règne de Dieu n’est pas affaire de nourriture ou de boisson ; il est justice, paix et joie dans l’Esprit Saint. 18C’est en servant le Christ de cette manière qu’on est agréable à Dieu et estimé des hommes. 19Recherchons donc ce qui convient à la paix et à l’édification mutuelle.


B. Questions pour partager et débattre (en groupe de 4 personnes / environ 3 minutes par questions) :

1) Dans chacun des 3 textes lus (et notamment en Rm 14) :
Quel comportement l’apôtre Paul associe-t-il à la liberté chrétienne ? Négativement et positivement, que convient-il de ne pas faire / et de faire ? (voir passages en gras)

2) Sur un post-it par groupe :
Notez quelques mots ou valeurs que Paul associe à la liberté en Christ ?
(par exemple, « la justice », …  etc.)

3) Quelle distinction ou différence faites-vous entre la « liberté chrétienne » et la « liberté républicaine » ? Quelles en sont les limites ?

4) En quoi la définition de la liberté selon Paul peut-elle nous éclairer sur notre actualité et les événements récents : Fallait-il manifester avec « Charlie » les 10 et 11 janvier derniers (marches républicaines) ? « Charlie Hebdo » a-t-il bien fait d’exercer son droit de publier des caricatures ? Quelle aurait été la position de Paul sur ce point ? Qu’en pensez-vous ?

5) Sur un post-it par groupe :
Notez quelques mots : comment vivre au quotidien cette liberté chrétienne, cet état d’esprit proposé par Paul ?
Que faut-il changer ? De quoi ou de qui avons-nous besoin ?


C. Prédication – après reprise rapide des « post-it »

* Nous méditons aujourd’hui sur le thème de la liberté chrétienne. C’est un sujet d’actualité. Partout, on parle de liberté… on revendique sa liberté : liberté de choisir et d’agir à sa guise… liberté de s’exprimer comme on l’entend… liberté de vivre et même de mourir quand et comme on le décide.
Mais, est-ce vraiment cela la liberté ?
La vraie liberté ne doit-elle pas être associée à d’autres notions : par exemple, la responsabilité (notre capacité de répondre de nos choix) ou la fraternité (qui consiste à tenir compte de l’autre, de celui qui également libre et qui est mon frère).

Le réformateur Martin Luther écrivait : « Le chrétien est l’homme le plus libre ; maître de toutes choses, il n’est assujetti à personne ». « L’homme chrétien est en toutes choses le plus serviable des serviteurs ; il est assujetti à tous ». Qu'est-ce que cela veut dire ? Comment cette dialectique résonne-t-elle dans notre actualité ? 

* Pour comprendre cette formule qui lie « liberté » et « service » (donc responsabilité), il faut ouvrir les épîtres de Paul.
Pour l'apôtre, nous sommes libres. Le Christ nous a sauvés de nos enfermements (la loi, le péché, l'orgueil, l'égocentrisme, l’autojustification, etc.).
Mais, cette liberté ne doit pas être un prétexte pour faire n'importe quoi. Elle ne doit pas être confondue avec une auto-nomie radicale (« auto-nomos » signifiant « être soi-même sa propre loi »), par laquelle l'homme prétendrait vivre pour lui-même, sans Dieu et sans se préoccuper d'autrui. Elle ne peut se réduire à un « tout est permis » qui conduirait l’existence à la violence, à l’anarchie ou à la débauche. (Paul dirait à l'esclavage sous la chair).

Au contraire, parce que notre liberté est un don de Dieu, nous sommes appelés à en faire bon usage, à en tirer des fruits, en la mettant au service les uns des autres, en devenant serviteur dans l'amour (Ga 5,13-14 ; Rm 13,8-10 ; 1 Co 13).
La liberté qui nous est offerte, doit contribuer à la recherche de la justice (Rm 6,15-23) et à l'édification mutuelle (Rm 14,19 ; 15,2).
Autrement dit, l'exercice de cette liberté (selon l’Esprit) trouve une limite dans la reconnaissance et le respect de la personne et de la conscience de l’autre (1 Co 8,9.13 ; 10,24.32 ; Rm 14,13.15) :
« Tout est permis, mais tout n’est pas profitable » ou « Tout est permis, mais tout n’édifie pas » (1 Co 6,12 ; 10,23).

* Cette conviction peut nous éclairer sur les évènements récents :
Lorsque les français sont descendus dans la rue – suite aux attentats des 7 et 8 janvier – ils ont eu raison. Ils ont exercé leur liberté avec discernement en criant contre l’injustice et la violence, en manifestant leur solidarité avec « Charlie » et la communauté juive, ainsi que leur attachement aux valeurs de la République, notamment la liberté d’expression.
Mais, lorsque le journal Charlie Hebdo publie les semaines suivantes des caricatures de Mahomet, fait-il bon usage de sa liberté ? Rien n’est moins sûr.
Certes, du point de vue de la République, le journal est libre de provoquer. Il fait usage de son bon droit. Mais, en quoi cette expression contribue-t-elle à l’édification mutuelle, à la fraternité et à la paix ?

Personnellement, nous ne trouvons rien de choquant dans ces dessins. Mais s’ils font « trébucher » l’autre, s’ils blessent certains et portent atteinte au respect de la foi d’autrui, en quoi sont-ils constructifs ?
On tente de les justifier par l’humour. C’est discutable. La définition même du mot « caricature » (Dessin à charge, mettant en exergue les défauts physiques d'une personne, certains traits de caractère souvent ridicules ou déplaisants dans la représentation d’un sujet) et son usage au XIXe et XXe siècles (surtout en période de guerre, pour dénigrer l’ennemi) montrent qu’elle relève souvent de la satire.
Or, ce n’est pas en tournant les religions en dérision, en ridiculisant ou en parodiant la foi de l’autre, qu’on fait avancer le débat et évoluer les mentalités. En réalité, on ne fait que cristalliser des pastiches, des préjugés et des idées-reçues, au nom d’une prétendue laïcité, servant de masque et de tribune à l’athéisme.

Plutôt que des caricatures, faisons usage de pédagogie. Et nous lutterons plus efficacement contre l’ignorance des intégristes et des fous de dieu, selon l’adage de Nelson Mandela : « L’Education est l’arme la plus puissante pour changer le monde ».

* Ainsi donc, pour vivre la liberté chrétienne – et pas seulement la liberté républicaine – mettons-nous à l’écoute de Paul :
« Cessons donc de nous juger les uns les autres. Jugez plutôt qu’il ne faut pas être pour un frère cause de chute ou de scandale. […] Si [en faisant une chose] tu attristes ton frère, tu ne marches plus selon l’amour. […]. Recherchons ce qui convient à la paix et à l’édification mutuelle » (Rm 14, 13-19).
La vraie liberté se construit dans la fraternité, pas sur le dos de l’autre ou à son insu, mais avec lui.

Pour Paul, comme pour Luther, il n’y a pas de liberté sans service du frère. Si nous sommes libres… si, par la foi, le Christ nous a libéré de nos fausses routes, de nos enfermements et de nos peurs… c’est pour aimer et servir librement le prochain. En quelque sorte, c’est pour une « nouvelle obéissance »… une obéissance libre, choisie et assumée sous la seigneurie de Jésus Christ.

* Cela veut dire que nous n’avons pas à nous conformer à la mode du temps où il fait bon, aujourd’hui, revendiquer son athéisme, critiquer et discréditer les religions, en les considérant comme des lieux de développement de l’obscurantisme et du fanatisme.
Certes, il y a des intégristes ici ou là qui ont été endoctrinés et manipulés, qui utilisent le nom de Dieu en vain, et qui confondent « religion » et « aliénation ». Mais cela n’a rien à voir avec les religions du livre, qui appellent à un processus d’interprétation des Ecritures sur lesquelles elles se fondent, et à une intelligence de la foi, en vue d’édifier, de valoriser la relation à Dieu et au prochain.
Si les fanatiques ne connaissent souvent rien ou pas grand-chose à la religion dont ils se revendiquent pourtant, ils ne sont pas les seuls. La culture religieuse de bien des personnes prétendument athées est parfois proche de zéro et s’avère souvent caricaturale (justement).

Le législateur, qui a mis en œuvre la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat, a voulu affirmer la neutralité de l’Etat en matière religieuse, tant que les religions ne troublent pas l’ordre public. L’Etat (via le ministère de l’Intérieur) a pour mission de veiller au libre exercice des cultes. Depuis la Révolution, la France n’est pas un Etat athée, mais un Etat non-religieux, ce qui est très différent. Et ce qui assure pour chacun le droit, la liberté et le respect qui lui sont dus dans l’exercice de sa religion (et, bien sûr, la liberté de changer de religion ou de ne pas en avoir).

Quand « Charlie hebdo » tire à boulets rouges sur les religions, il fait usage de sa liberté, mais, en réalité, il n’est pas dans la ligne de la loi 1905. Athéisme et laïcité ne doivent pas être confondus.
Entre parenthèses, il faut remarquer que les pays anglo-saxons, tout aussi attachés à la liberté d’expression que nous, ont été beaucoup plus modérés que certains médias français sur ce point, en choisissant de ne pas diffuser les satires religieuses de « Charlie Hebdo ».

* Tous ces événements doivent aussi nous interroger sur le type de laïcité que nous voulons (?) : une laïcité qui cantonne strictement les religions dans la sphère privée et qui exclut le religieux du débat public. Ou une laïcité qui, tout en étant neutre, favorise le dialogue entre les religions, afin qu’elles ne fassent pas que cohabiter, mais que s’installe entre elles - et entre elles et la société - un vrai dialogue respectueux de chacun.

La laïcité défendue par une minorité agissante et médiatique, qui voudrait refouler le religieux de la vie publique, ne correspond pas à la réalité sociale :
En France, ce sont des millions de personnes qui, chaque semaine, se réunissent, prient, méditent, agissent et contribuent à la paix sociale, en créant du lien et de la solidarité entre tous.
On ne compte pas le nombre d’institutions caritatives, éducatives et sociales religieuses (paroisses, associations, diaconies, entraides, …) au service de tous, et surtout des plus démunis, et ayant établi de nombreux liens et partenariat avec l’État. Sans elles, le pays se porterait moins bien.
Que certains s’engagent et agissent pour le bien commun au nom de leur foi, pourquoi devrait-on le taire ?

* Pour en revenir au thème de notre méditation… exercer sa « liberté », c’est aussi faire preuve de responsabilité et de discernement, c’est penser à l’impact et aux conséquences de ses actes sur autrui. (Max Weber a développé l’idée d’une « éthique de responsabilité ».)
Sous couvert de ses convictions, de l’art ou de la liberté d’expression, on ne peut pas revendiquer des droits, prendre des libertés, sans répondre de ses actes, sans prendre les responsabilités qui vont avec.
Il faut bien se rendre compte que la montée des incivilités et le manque de respect pour les convictions personnelles des uns ou des autres, porte atteinte au savoir-vivre et au vivre ensemble, nécessaires à la construction et à la solidité du tissu social.
L’humaniste, l’artiste, le critique et le journaliste… chacun est appelé à faire preuve de mesure – non pas d’autocensure par peur, crainte ou menace de représailles… il ne s’agit pas de cela – mais d’user de son art, de sa plume ou de sa langue avec mesure par respect de l’autre… et par « charité » - dirait l’apôtre Paul.

Les épîtres de Paul nous montrent que ce n’est pas en choquant son interlocuteur qu’on impulse du changement, mais en accompagnant, en expliquant.
Si vous faites violence à votre auditoire, il se braquera et ne vous écoutera pas. Vous aurez peut-être était un brillant orateur ou dessinateur, mais, sur le fond, votre œuvre restera stérile, vous n’aurez instillé aucun changement.
Pour transformer les mentalités et les comportements de ses auditeurs, Jésus utilise une arme : des paraboles… des histoires, des comparaisons, dans lesquels on peut se projeter. Autrement dit, il conduit ses interlocuteurs sur un autre chemin, en les accompagnant, en les invitants à changer de point de vue et de regard, à occuper une autre place… mais pas en les blessant.

* Dans le service du frère, Jésus et Paul insistent sur le fait de ne pas juger son prochain, pour ne pas le réduire et l’enfermer dans un rôle, pour ne pas le figer dans une place, dans ses actes ou ses erreurs.
« Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés ; remettez, et il vous sera remis » (Luc 6, 37).

Nous devons percevoir que « renoncer à juger » - comme « renoncer à faire tomber, à scandaliser » - ne conduit ni l’indifférence, ni à la passivité.

Dans l’extrait de la lettre aux Romains que nous avons entendu… en une même phrase, Paul utilise le mot juger dans deux sens différents : « Cessons de nous juger les uns les autres : jugez plutôt qu’il ne faut rien mettre devant votre frère qui le fasse buter ou tomber » (Rm 14, 13). L’arrêt des jugements mutuels ne conduit pas à la passivité, mais elle est une condition pour une activité et des comportements justes… une condition de la réception de l’autre comme étant mon frère… une condition pour l’écoute et le changement.

Si l’apôtre recommande la plus grande retenue dans le jugement, il demande en même temps avec insistance de se soucier des autres, et si besoin de les reprendre fraternellement … de reprendre en vue d’instruire, dans une visée pédagogique et solidaire… non en vue de juger, d’exclure ou de ridiculiser.
Je cite Paul : « Reprenez les désordonnés, encouragez les craintifs, soutenez les faibles, ayez de la patience envers tous » (1 Th 5,14).

Seule la charité et l’amour du prochain – qui caractérise la vraie liberté – sont capables d’un tel service.

* Alors, frères et sœurs, chers amis… enracinons-nous dans cet Esprit de liberté et de fraternité que le Christ nous donne. Et soyons des témoins lumineux de cette liberté-là pour tous ceux que nous croisons… soyons des témoins de l’amour de Dieu qui ne cesse d’accueillir et de relever.

Amen. 

vendredi 23 janvier 2015

Jn 4, 1-30

Célébration oecuménique dans le cadre de la semaine de prière pour l'unité des Chrétiens (2015)

Lecture biblique : Jn 4, 1-30                                                                                                                  Jn 4, 1-30
Thématique : Répondre à notre véritable soif.
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Célébration œcuménique, Marmande, le 23/01/15. 


A travers ce passage bien connu de l’Evangile – et la thématique de notre rencontre œcuménique sur cette demande de Jésus « Donne-moi à boire » (Jn 4,7) – plusieurs questions s’offrent à nous :

* La première et la plus fondamentale sans doute : « De quoi avons-nous soif aujourd’hui ? »
Nous savons que nous vivons dans une société qui a mis en avant à la fois la rationalité et le matérialisme. Depuis deux siècles, l’homme a fait des progrès considérables, tant au niveau scientifique qu’en matière de qualité de vie et de confort. Nous vivons mieux et plus longtemps. Mais, pour autant, sommes-nous plus sereins, moins angoissés, plus paisibles et plus heureux qu’hier ? Ce n’est pas sûr !

Il ne faut certainement pas remettre en cause les avancées techniques de la science et de l’industrie, ni celles de notre confort moderne, mais, en même temps, nous voyons bien que cela n’est pas suffisant. Il y a nombre de choses qui n’ont pas évolué depuis deux mille ans, depuis que Jésus est venu annoncer l’Evangile du Royaume.

L’être humain a appris beaucoup sur le plan de la maîtrise des connaissances et du contrôle technologique, mais pour le reste – sur le plan spirituel – il demeure quasiment un « débutant » et – sur le plan relationnel – il peut parfois se comporter en « prédateur » vis-à-vis de son semblable. L’homme reste un loup pour l’homme. Il demeure, bien souvent, incapable de conversion… incapable de se remettre en question, de changer de mentalité. Son égocentrisme, sa soif d’avoir et de posséder, ses désirs de puissance et de domination, le rendent « sourd » au partage, à la gratuité, à la compassion pour autrui, à l’amour du prochain.

Alors, pour revenir à cette question : « de quoi avons-nous soif aujourd’hui ? »… je crois qu’il suffit d’ouvrir le journal – de voir tous les maux et les malheurs du monde : l’injustice, la violence, les divisions entre les peuples – pour y répondre.
- Nous avons soif de l’A/autre : soif de vraies relations avec Dieu et notre prochain… soif d’harmonie, de solidarité, de fraternité, de paix. Notre monde en a besoin.
- Nous avons aussi soif de nous-mêmes : non pas de développer notre égo, mais d’accéder à une vraie conscience, à notre être véritable, notre « vrai soi » créé à l’image de Dieu, à cette part de nous-mêmes qui reste cachée tant que nous ne lâchons pas prise, tant que nous osons par vivre dans la confiance et la reconnaissance, tant que nous ne recevons pas la vie comme un don, mais que nous prétendons l’arracher par nous-mêmes, par nos actes et nos mérites.
- Enfin, nous avons soif de liberté et de justice… d’une liberté qui unit et qui respecte l’autre… d’une liberté qui édifie, qui construit… non pas d’une liberté que nous revendiquerions pour nous-mêmes et qui ferait fi de la liberté d’autrui… du respect de la personne et de la conscience de l’autre.

Les évènements récents (je fais allusion aux grands rassemblements solidaires, suite aux attentas sur le site de Charlie Hebdo, puis à la parution de nouvelles caricatures qui ont suscité des manifestations d’opposition dans de nombreux pays musulmans)… et tout le débat actuel entre « liberté d’expression » et « respect des convictions religieuses de chacun », nous montre que la vraie liberté ne peut jamais être prise ou conquise sur l’autre ou à ses dépends.

Une liberté qui crée la fraternité n’a rien à voir avec une liberté qui provoque, qui ridiculise et qui divise. « Caricaturer la religion de l’autre » est peut-être autorisé du point de vue du droit républicain. Sous le masque de la laïcité ou de l’humour, une personne athée a tout à fait le droit de parodier et de dénigrer les religions. Mais cela n’a rien à voir avec la liberté chrétienne. D’un point de vue chrétien, le fait de tourner l’autre ou sa foi en dérision, le fait de cristalliser des préjugés ou des idées-reçues, constitue indirectement un jugement porté à son encontre… un jugement qui n’instruit pas, qui n’édifie pas, mais abîme le lien social. Or, la liberté ne peut pas être liberté sans fraternité, sans justice, sans tenir compte de l’autre, sans veiller aux « plus petits parmi nos frères » (cf. Mt 25).

Dans ses épîtres, l’apôtre Paul l’explique très bien à travers une question de la communauté de Rome autour des viandes sacrifiées aux idoles que certains consommaient sans problème, et que d’autres considéraient comme impures et refusaient de manger. Je cite ce qu’écrit Paul dans sa lettre aux Romains (chap.14) : « En effet, aucun d’entre nous ne vit pour soi-même, et aucun ne meurt pour soi-même : si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur ; si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur. Ainsi, dans notre vie comme dans notre mort, nous appartenons au Seigneur. Car, si le Christ a connu la mort, puis la vie, c’est pour devenir le Seigneur et des morts et des vivants. Alors toi, pourquoi juger ton frère ? Toi, pourquoi mépriser ton frère ? […] Cessons de nous juger les uns les autres ; mais jugez plutôt qu’il ne faut rien mettre devant un frère qui le fasse achopper ou trébucher. Je le sais, et j’en suis persuadé dans le Seigneur Jésus : aucune chose n’est impure en elle-même, mais si quelqu’un la considère comme impure, pour celui-là elle est impure. Si ton frère a de la peine à cause de ce que tu [fais], ta conduite n’est plus conforme à l’amour. […] Recherchons donc ce qui contribue à la paix, et ce qui construit les relations mutuelles » (Rm 14, 7-19).

Le mot est lâché : c’est d’amour – de ce qui est conforme à l’amour – dont nous avons besoin : c’est de se savoir aimé, aimé par Dieu et par ses proches… et c’est d’aimer en retour… aimer à la manière du Christ, de façon gratuite et inconditionnelle… aimer et respecter l’autre tel qu’il est : qu’il soit chrétien, athée ou musulman (etc.).

* Revenons à notre passage : Que fait Jésus en traversant la Samarie ? 
Il va à la rencontre de l’autre, de celui qui est différent, étranger, parfois même perçu comme « une menace ». Lui, l’homme, le Juif, le Rabin, le maître… sort de ses frontières et transgresse les barrières sociales et religieuses, en s’adressant à cette femme samaritaine – considérée comme une « ennemie » (en matière de religion les Juifs ne veulent rien avoir affaire avec les Samaritains) – à cette femme qui est venue seule, en cachette, à midi, en pleine chaleur, pour puiser de l’eau, sans avoir à croiser le regard des autres femmes, parce qu’elle ne veut rencontrer personne. Pourquoi ? On ne le sait pas. Peut-être a-t-elle honte d’elle-même, de sa vie dissolue, avec ses cinq maris ? Peut-être en a-t-elle assez des remarques, des regards de travers et des quolibets ? Quoi qu’il en soit, si cette femme vient, seule, en pleine chaleur, c’est qu’elle a été blessée par les autres… qu’elle se sent coupable, dénigrée ou exclue.

Que fait Jésus ? Il s’adresse à elle pour lui demander à boire. Il ne l’ignore pas, ne la juge pas, ne lui fait pas la morale. Il ne lui fait aucun reproche quant à sa vie. Il lui demande de l’aide, il engage le dialogue.
Lui, qui a l’eau vive… lui, le porteur de la source, le porteur de l’Esprit saint… se fait petit et prochain de cette femme, pour lui demander de l’aide.
Ce retournement… cette posture d’humilité… peut être pour nous un enseignement. Pour s’approcher de cette femme, Jésus quitte son piédestal : sa place d’homme, de Juif, de Rabin. Celui qui a l’habitude de donner, d’enseigner, de guérir, d’offrir ses services, se met cette fois dans une posture de demandeur. Il attend quelque chose de cette samaritaine : qu’elle lui donne à boire.

En est-il de même dans nos relations œcuméniques entre Eglises ? Frères et sœurs catholiques, attendez-vous quelque chose des Protestants ? Protestants qu’attendez-vous des Catholiques ?
Jésus, le Christ, l’envoyé de Dieu, le révélateur du Père attend quelque chose de cette femme samaritaine. Et c’est pour cela qu’un dialogue va peu à peu se nouer dans l’écoute et la confiance. Et nous, qu’attendons-nous de l’autre ? Quelle richesse a-t-il à partager ? Reconnaissons-nous avoir besoin d’aide, besoin de l’autre ? Sommes-nous disposés à apprendre quelque chose de nouveau ?

L’interpellation de Jésus – « donne-moi à boire » (Jn 4,7) – cette demande simple et humble, nous apprend que chacun peut apporter à boire à l’autre.
Ici, cette femme samaritaine – représentant une autre tradition, une autre sensibilité, un courant « cousin » du Judaïsme – peut offrir de l’eau de son puits à un Juif… mieux encore, à Celui qui est le porteur de l’Esprit, le porteur de l’eau vive.
De son côté, Jésus va aussi lui faire un don. Il va apporter de la lumière dans sa vie. Ses Paroles vont faire vérité dans l’existence de cette femme. Elle qui vivait en marge des autres femmes… elle qui était peut-être enfermée, à la fois, dans une certaine culpabilité (à cause de sa vie conjugale décousue) et dans ses propres traditions religieuses (celles des Samaritains)… Jésus va la libérer : Il va lui présenter le visage d’un autre Dieu… un Dieu Amour, Esprit et Vérité… un Dieu accueillant et bienveillant, qui n’est pas là pour exclure, pour juger ou punir, mais pour sauver. Et à la fin, c’est elle qui va laisser tomber sa cruche… son passé et sa honte… et qui va courir au village pour devenir témoin et annoncer le Christ.

Ainsi, l’attitude de Jésus, nous appelle à une certaine humilité. Chrétiens catholiques ou protestants, nous avons besoin des autres Chrétiens – et sans doute même des autres religions – pour continuer à avancer, pour grandir, pour s’interroger et évoluer.
Ici, par exemple, Jésus fait comprendre à cette femme que le plus important n’est pas d’aller faire un pèlerinage sur le Mont Garizim, lieu du temple des Samaritains… ni même de se rendre à Jérusalem, lieu « sacré » pour les Juifs, afin d’y offrir un sacrifice. L’essentiel est ailleurs. Il est caché (« invisible pour les yeux », dirait le Petit Prince). L’essentiel est d’aimer et d’adorer le Père en esprit et en vérité (Jn 4, 21-24). Et cela commence par le fait de l’accueillir dans sa vie… cela commence avec la place qu’on lui laisse dans son existence.

C’est d’ailleurs bien ce que nous exprimons dans le « Notre Père » : « Que ton règne vienne ». Il ne s’agit pas seulement de la venue d’un royaume divin d’éternité et de béatitude auquel nous voudrions avoir accès, il s’agit d’abord d’accueillir, ici et maintenant, ce règne dans notre cœur. Que ton règne vienne en nous, Seigneur… viens régner dans nos cœurs et dans nos vies, pour les changer, les transformer.
Pour changer le monde, il faut commencer par soi-même, en prenant l’initiative, en osant faire les premiers pas. Cela commence avec la confiance – accueillir la confiance que Dieu nous offre ; oser lui faire confiance pour guider notre vie. Oser lâcher-prise, oser accepter de changer quelque chose en soi-même… cesser de se mettre au centre… laisser cette place à Dieu, en soi.

* Cette interpellation que Jésus adresse à la samaritaine « donne-moi à boire » va donc, peu à peu, se retourner au cours de la rencontre : Grâce à Jésus, la femme va comprendre sa véritable soif, elle va également percevoir en elle un désir de changement, de conversion.
Le fait qu’elle abandonne sa cruche pour annoncer aux villageois sa découverte et sa rencontre avec le Christ, est un symbole fort. C’est le signe qu’elle vient de recevoir un don bien plus important que l’eau qu’elle venait chercher.
Ce dont elle avait véritablement soif, ce n’était pas seulement de l’eau stagnante du puits, mais d’une vie nouvelle, d’une eau vive : de l’Esprit saint – l’Esprit d’amour – que Jésus est venu souffler dans sa vie, en l’accueillant telle qu’elle était, en faisant vérité dans sa vie, et en la replaçant devant Dieu.

N’est-ce pas là ce dont nous avons besoin, nous aussi ?
Abandonner nos cruches trop étroites… Dépasser nos peurs, nos enfermements, nos croyances culturelles … Oser nous placer devant Dieu, lui confier toute notre existence, avec nos joies et nos peines, nos réussites et (comme cette femme) nos blessures, nos failles et nos culpabilités. Nous savoir aimés de Dieu tel que nous sommes… nous qui sommes « ses enfants ».
Et n’est-ce pas là également la mission du témoin ?... du disciple de Jésus que nous sommes appelés à être : Aider son frère ou sa sœur à être un être humain devant Dieu… Aider son prochain à se placer sous le regard bienveillant du Seigneur.

Au delà de nos différences, de nos traditions, de nos habitudes, Jésus nous invite à nous tourner vers le Dieu Esprit, pour puiser à la même source. C’est ce qui fait notre unité : que nous écoutions le même Christ, que nous nous enracinions dans sa Parole, que nous buvions à sa source, pour recevoir dans nos cœurs et dans nos vies le même Esprit : celui qui vient faire toutes choses nouvelles, celui qui vient nous apporter ce dont nous avons véritablement soif : la justice, la paix et la joie dans l’Esprit saint (Rm 14,17), pour le que le règne de Dieu prenne place dans nos cœurs et dans le monde.

Amen.


dimanche 11 janvier 2015

Mt 16, 13-23

Lectures bibliques : Jn 3,11-17 ; Mt 16, 13-23                                                                                                            Mt 16, 13-23
Thématique : Jésus, le Messie de l’Evangile de la non-domination
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 11/01/15
(Prédication largement inspirée de deux méditations : une de Jean-Marc Babut, sur Mc 8, 27-33 in « Actualité de Marc » et une de Louis Pernot du 18 mai 2014)

Avant les lectures bibliques

Nous sommes tous choqués des événements de cette semaine : les attentats en France et les 17 personnes qui ont perdu la vie dans un déferlement de violence.
Ce matin, je ne vais pas revenir en détail sur cette tragédie … Le monde médiatique et politique se sont très largement étendus sur ces événements terribles.
Pour autant… hasard des lectures… les passages de l’évangile d’aujourd’hui peuvent nous apporter un éclairage. C’est ce que nous allons voir un peu plus loin… au fil de notre méditation

Notre passage porte sur deux situations : l’identité de Jésus (qui est-il ?) et l’annonce de sa passion. Les déclarations de l’apôtre Pierre permettent d’établir un lien entre les deux passages successifs.

Lectures bibliques : Jn 3,11-17 ; Mt 16, 13-23  

Prédication

* Jésus… qui est-il pour nous ?

Chacun donnera une réponse en fonction de sa foi et de sa manière d’envisager la vie sous le regard de Dieu.

Pour bon nombre de nos contemporains, Jésus n’est plus vraiment d’actualité : c’est plus ou moins un inconnu… une figure du passé… un personnage ringard et démodé de la religion… quelqu’un qui ne tient aucune place dans leur existence ou leurs préoccupations.

Pour les Chrétiens, il n’en va pas de même. Jésus est le héraut de l’évangile du Royaume… Celui qui a enseigné et vécu jusqu’au bout ce qu’il a annoncé. Il est le révélateur de l’amour de Dieu... Celui qui vient nous appeler à changer de mentalité… qui vient nous relever et nous apporter le salut.

C’est d’ailleurs le sens du mot « Jésus » qui signifie « Dieu sauve ». Ce qui peut être compris dans beaucoup de sens : Celui qui nous libère, qui nous délivre, qui nous apporte la paix, la confiance, la guérison.

Dans le sens premier, « sauver » quelqu’un, c’est l’arracher à la mort… et il y a de nombreux types de mort : l’enferment dans le péché, la faute, la culpabilité, le passé, la loi, le conformisme… ou encore, l’égoïsme, la peur, l’angoisse, l’absurde, le non-sens, etc.

Bien sûr, dire que « Jésus » est sauveur, cela ne veut pas dire qu’il nous sauve de la mort physique. Physiquement, nous sommes des êtres mortels. Jésus ne nous sauve pas en nous faisant sortir de notre finitude, de notre condition humaine. Il nous invite davantage, à vivre toutes les dimensions de cette humanité, y compris la dimension spirituelle de notre être.

Dire que Jésus nous sauve, c’est affirmer qu’il nous donne accès à la vie éternelle… à la dimension spirituelle et invisible de notre être… qui transcende l’aspect physique et le temps.
Non seulement Jésus annonce qu’il y a quelque chose d’immortel en nous, que l’homme n’est pas condamné à la mort, mais promis à la vie. Mais il nous permet également de développer cette dimension éternelle de notre existence, parce que l’Evangile, c’est un programme pour vivre en communion avec l’Esprit de Dieu, pour élever notre être dans la dimension de l’éternel, au delà des anciennes programmation animales d’égoïsme, de matérialisme, de pouvoir ou de domination – dont nous avons eu une terrible illustration cette semaine avec ces attentats – … pour nous permettre de dépasser ces modes de penser qui ne mènent à rien d’essentiel… et qui sont condamnés à disparaître.
Ainsi, nous pouvons dire – avec l’évangile selon Jean (Jn 3,16) – que celui qui croit en Jésus a la vie éternelle… qu’il est déjà dans cette dimension spirituelle et éternelle de la vie.

* Mais les contemporains de Jésus, les disciples… que disent-ils au sujet de leur maître ?

Pour eux, Jésus apparaît comme un personnage à la fois attachant et déroutant. Attachant, parce qu’il s’intéresse et vient en aide aux personnes qu’il rencontre. Déroutant, parce qu’il se montre étonnamment libre face à toutes sortes de contraintes, sociales ou religieuses. C’est ainsi qu’il n’hésite pas à toucher un lépreux, pourtant catalogué comme impur, donc intouchable ; il se permet de pardonner les péchés d’un paralysé ; il mange avec des collecteurs d’impôts ; il opère des guérisons le jour du sabbat ; il récuse les obligations religieuses de pureté, et il ne craint pas de menacer les démons. Que d’audaces et de liberté par rapport aux religieux de son temps, aux conservateurs, aux Pharisiens ou aux Sadducéens !

Par son manque de conformisme, Jésus ne manque pas d’inquiéter. C’est donc pour se rassurer, et sans doute aussi pour maintenir une certaine distance, que les gens de son temps se plaisent à le classer dans l’une ou l’autre des catégories connues et inventoriées : Jean-Baptiste ressuscité[1], Elie (l’annonciateur des derniers temps) revenu à la vie, ou un prophète comme Jérémie (qui est, de tous les prophètes, celui qui a dû supporter le plus de contradictions de la part de la classe sacerdotales et des anciens de son peuple, et qui a connu une histoire tragique).
On ne sait pas trop si tous les auteurs de ces opinions ou de ces rumeurs croyaient à la réincarnation (?), mais toujours est-il qu’ils voient en Jésus un personnage extraordinaire, hors du commun.

Dans notre passage, c’est Pierre qui, sous l’élan d’une révélation de l’Esprit du Père, va décliner l’identité véritable de Jésus : « Tu es le Christ, le fils du Dieu vivant » (Mt 16,16).

Il faut chercher le sens de ce titre de « Christ » qui est donné à Jésus.
Certains croient encore aujourd’hui qu’il s’agit de son nom (monsieur Jésus Christ), mais il s’agit en fait d’un titre. « Christ » vient de « christos » en grec qui signifie « oint », celui qui a reçu l’onction d’huile, qui est recouvert de l’huile représentant la présence de Dieu pour accomplir une mission particulière.
En hébreu « oint » se dit « mashiah », ce qui a donné le mot « messie ». Ainsi, « christ », « messie », et « oint » veulent dire la même chose.

Dans l’Ancien Testament, il y avait trois catégories de personnes qui étaient ointes : les rois, les prophètes et les prêtres. Parce que l’huile, source de lumière (par les lampes), de nourriture, et de vie (pour soigner les blessures) représentait la présence de Dieu… on l’utilisait pour dire que quelqu’un pouvait agir en étant rempli de la présence de Dieu.
Le roi était oint pour signifier qu’il pouvait gouverner revêtu de l’autorité de Dieu, le prophète qu’il pouvait parler au nom de Dieu, et le prêtre parce qu’il avait cette même dignité de pouvoir gérer les affaires divines.
Ainsi, dire que Jésus est « Christ » veut dire qu’il est pour nous, roi, prophète et prêtre. Il est notre roi parce que nous voulons le servir et qu’il nous protège ; il est prophète parce qu’il parle au nom de Dieu dont il est même la Parole incarnée ; et il est le seul prêtre, seul intermédiaire avec Dieu.

L’autre terme de la confession de foi de Pierre, c’est que Jésus est « fils de Dieu ». Cela, bien sûr, il ne faut pas le comprendre d’un point de vue de biologique ou génétique, il l’est spirituellement. C’est d’ailleurs ce que dit Paul au début de l’épître aux Romains : « né de la descendance de David selon la chair, et établi Fils de Dieu avec puissance selon l'Esprit de sainteté, dès la résurrection des morts » (Rm 1,3-4). C’est une manière de dire que tout ce qu’il est, il le tient de Dieu.
Dans la Bible, l’expression « fils de... » est utilisée régulièrement pour désigner quelqu’un qui incarne une idée : Ainsi, Paul nous invite-t-il souvent à ne pas être des « fils de la rébellion » ; le Christ nous invite à être des « fils de paix » (Lc 10, 6) ; etc.
Jésus, lui, n’est pas seulement le fils de la promesse, de la grâce ou de la paix, mais plus exactement et plus pleinement « fils de Dieu », parce qu’il est comme l’incarnation de cette réalité spirituelle qui est Dieu… qui vit en lui (Mc 1,10-11 ; 2 Co 5,19) … et dont il est l’image, le représentant.
On pourrait aussi dire qu’en hébreu le mot « fils », comme en français le mot « garçon », peut désigner l’enfant, mais aussi le serviteur : Jésus est ainsi le serviteur de Dieu, son lieu-tenant, son représentant, celui qui est plein de sa présence.

Autrement dit, pour Pierre, Jésus est « le Messie, le Fils du Dieu vivant », c’est-à-dire le révélateur unique et définitif du visage du Père au milieu des hommes.

* Mais que dit Jésus de cette affirmation ?
Il ne la contredit pas. Il l’accueille et l’approuve même. En même temps, il donne aussitôt une consigne de silence à ses disciples.
L’évangéliste précise que le maître prend même un ton sévère pour appuyer sa recommandation de ne laisser entendre à personne qu’il est le Messie de Dieu (cf. Mt 16,20 ; Mc 8, 30).

Pourquoi une telle réserve, une telle demande ? Sans doute pour éviter les malentendus :
Jésus est bien le Messie de Dieu, mais pas du tout comme les gens de son temps l’espèrent.
Ce que tous attendent, c’est l’avènement d’un nouveau David, d’un sauveur politique, d’un souverain triomphant qui, avec l’aide de Dieu, délivrera Israël du joug oppressant de l’occupant romain.
Mais, Jésus n’est pas – et ne veut pas être – ce genre de sauveur-là. Il y en a eu d’autres avant lui, il y en aura d’autres après lui, mais le salut que ces sauveurs-là apportent n’est jamais qu’éphémère et trompeur. Il n’est qu’une autre forme de pouvoir et de domination.

Le salut que Jésus propose est autrement profond et durable : il touche notre mentalité naturelle – que Jésus nous invite à complètement changer – cette mentalité habituelle qui peut être toute aussi dangereuse et dévastatrice pour notre monde et pour nous-mêmes que n’importe quel régime oppresseur.

Pierre a donc raison de reconnaître en Jésus le Messie, mais, en même temps, la suite du passage nous montre qu’il ne sait pas vraiment ce qu’il dit.

Entre parenthèses, ce n’est peut-être pas pour rien que Jésus utilise un autre vocabulaire – tout-à-fait différent – quand il parle de lui : il se présente davantage comme « le Fils de l’homme » (Mt 16, 13). Un titre qui dit désigne aussi bien le représentant du genre humain – l’Homme véritable – qu’une mystérieuse figure humaine, empruntée au livre des psaumes, à Ezéchiel ou à Daniel. Dans le livre de Daniel (Dn 7, 13-14), ce Fils de l’homme, à la fin des temps, reçoit de Dieu les pleins pouvoirs sur l’ensemble des peuples du monde, et son royaume ne sera jamais détruit.

* Or, quand Jésus se met à parler du destin de ce Fils de l’homme (Mt 16, 13-23 ; Mc 8, 31-33), il annonce que celui-ci doit s’attendre à beaucoup souffrir ; qu’il sera rejeté par les autorités religieuses de son temps, qu’il sera mis à mort et que, le troisième jour, il sera ressuscité.[2]

En entendant cela, Pierre est profondément choqué par cette annonce de Jésus. Et sans doute aurions-nous réagi comme lui.
En tant que disciple, il désire plus que tout le succès de son maître, et, dans son idée, réussir ne peut aller sans pouvoir ni sans gloire, c’est-à-dire sans honneurs, sans que tous reconnaissent la valeur, le mérite et la puissance du nouveau chef de file de l’humanité.
Pour Pierre, comme pour nous, réussir implique confort, privilèges, durée.
Alors, que le Fils de l’Homme soit livré aux souffrances, au mépris et à la mort lui paraît une chose impensable, incompatible avec l’ambition qu'il a pour Jésus.

Il est tellement sûr de lui-même et de sa vérité qu'il va jusqu’à « rabrouer », jusqu’à « réprimander » Jésus.
La vérité qu’il détient est tellement évidente à ses yeux que Jésus – à moins de déraisonner – ne peut pas, selon lui, ne pas se rendre à cette évidence. Pierre lui fait donc la leçon, il cherche à lui imposer son point de vue.
Il n’a pas encore compris – semble-t-il – que Jésus et son Evangile prennent le contre-pied des certitudes habituelles que Pierre partage avec tous les autres humains.  

Pour sa part, Jésus est pleinement conscient de ce qu’il annonce. Il répond à Pierre avec des mots assez durs : Il le traite de « Satan », de tentateur.
C’est que l’opinion dont Pierre ne veut pas démordre, comme tous les humains depuis que le monde est monde, représente pour Jésus la tentation par excellence : la tentation du pouvoir, de la puissance… comme le révèle également le récit de tentation de Jésus au désert, après son baptême (cf. Mt 4).

A vrai dire, cette tentation est celle de tout homme dans son désir de toute-puissance : de se mettre au centre, d’être dieu à la place de Dieu.
N’est-ce pas d’ailleurs, ce que nous montre les attentas de cette semaine : des fous de dieu… qui croient en un dieu tout-puissant, intouchable, dur et implacable avec les infidèles… des hommes, en réalité, qui se prennent eux-mêmes pour des petits-dieux… capables de punir, de tuer, de se venger, d’agir au nom d’un dieu violent et jaloux… un dieu qui n’est que la projection de leur propre désir de puissance… un dieu qui n’a rien à voir avec le Dieu d’amour dont Jésus-Christ est l’ambassadeur.

Pour Jésus, c’est ce penchant inné pour ce qui est fort, pour les honneurs, le pouvoir, la réussite qui écrase… qui nous divise et qui est susceptible de mener notre monde à sa perte. C’est cela qui est satanique.

« Satan » n’est pas cette puissance mauvaise, rivale de Dieu et extérieure à nous-mêmes, comme on a tendance à la définir.
Satan le tentateur, tout au contraire, est incrusté profondément en nous… quand nous nous faisons le centre du monde… quand nous laissons parler notre égocentrisme et notre orgueil… dans cette aspiration que nous partageons avec toute l’espèce humaine pour la domination et les diverses formes de pouvoir. Tout ce à quoi s’oppose l’Évangile de Jésus.

* Je disais, en commençant cette méditation, que les gens d’aujourd’hui, dans leur immense majorité, considèrent que Jésus n’est plus d’actualité.
Malheureusement, les terribles évènements de cette semaine nous montre, une fois encore, l’erreur d’un tel jugement :
Depuis 2000 ans, depuis Jésus, le monde a certes beaucoup évolué : on a inventé et découvert des choses extraordinaires : la voiture, le train, l’avion, l’électricité, le téléphone, la radio, la télévision, la montre, les microscopes, les télescopes, la pile atomique et la bombe, l’ordinateur, Internet, les fusées et les sondes spatiales, etc. etc.
L’être humain a acquis un nombre incroyable de connaissances et de moyens d’actions. Mais, au fond, il est strictement toujours le même :
Au temps du prophète Elie, il pouvait tuer les prophètes concurrents de Baal au nom du Dieu d’Israël (cf. 1 R 18). Au moyen-âge, il pouvait organiser des croisades sanglantes à Jérusalem, soi-disant au nom de Dieu. Et aujourd’hui encore, au nom d’un autre dieu, des extrémistes ou des fanatiques commettent des assassinats et des attentas en France ou ailleurs. Rien n’a vraiment changé.
Qu’il soit nord- ou sud-américain, européen, russe, chinois, africain, israélien ou arabe… l’homme n’aspire toujours qu’à dominer, et pour cela à éliminer.

Or, l’évangile prend le contre-pied de cette aspiration atavique (héréditaire) que Jésus dénonce comme satanique.

Le salut que Jésus veut offrir à notre humanité commence et consiste en un changement radical de mentalité. C’est ce que Jésus proclame à l’issue de son expérience spirituelle au désert : « Convertissez-vous / changez de mentalité : le règne de Dieu s’est approché » (Mt 4,17).
Jésus, le Fils de l’homme, celui qui appelle à ce changement de comportement, est celui qui va lui-même vivre ce message de non-domination jusqu’au bout.

Ce message, il commence par le respect du décalogue (des 10 paroles). Et si celui-ci avait était respecté, il y aurait eu moins de tragédies cette semaine. Je cite deux de ces commandements : « Tu ne prononceras pas à tort le nom du Seigneur, ton Dieu […] »  Tu ne l’utiliseras pas en vain ; « Tu ne commettras pas de meurtre » (Ex 20, 7.13 ; Dt 5, 11.17).
Mais, Jésus va plus loin, il remet au cœur de son enseignement l’amour de Dieu et du prochain (Mt 22, 34-40) : il se fait l’apôtre de la non-violence, de la non-domination. Il appelle à ne pas rendre, à sortir de l’engrenage de la réciprocité, de violence et de la haine, à agir avec gratuité et pardon (cf. Mt 5 & Mt 18).

A contre-courant de l’idéologie universelle, Jésus n’a donc pas la partie facile, ni jadis ni aujourd’hui.
Pourtant, malgré les oppositions et les résistances de toutes parts – celles des autorités religieuses de son temps et même celles des disciples – Jésus se refuse absolument de trahir l’évangile dont il est le porteur, il est résolu à ne pas renoncer et à aller jusqu’au bout.

* « Jésus Christ commença à montrer à ses disciples qu’il lui fallait s’en aller à Jérusalem, souffrir beaucoup […], être mis à mort et, le troisième jour, ressusciter » (Mt 16, 21)
Comment comprendre ce « il faut », ce devoir ?
Est-ce une fatalité ? Est-ce à dire que cette destinée tragique aurait été en quelque sorte programmée par Dieu ?

Je ne le crois pas.
Ce « il faut » traduit la volonté de Jésus de vivre jusqu’au bout l’Evangile de la non-domination… malgré les résistances et les risques qu’il connaît.
Jésus sait que son message n’est pas reçu, que les oppositions sont importantes et telles que cela va sûrement mal finir.
En même temps, son désir de fidélité à l’égard de son Père, rejoint la volonté de Dieu, son projet pour les humains : à savoir, que cet Evangile finisse par avoir le dernier mot sur notre terre.

Autrement dit, la volonté de Dieu n’est pas un destin. Ce n’est pas une chose qui s’impose à nous de l’extérieur, sans notre participation. Ce n’est pas une chose qui aurait été décidée et programmée par un Autre, sans réponse de notre part.
La volonté de Dieu, pour être opérante et visible, doit d’abord être faite par des humains. Et il se trouve qu’il y a au moins une personne sur notre terre qui s’est engagée à la faire quoi qu’il arrive : c’est Jésus.

Ainsi, il faut entendre, dans cette annonce de sa souffrance et de sa mort prochaines, la libre réponse de Jésus à son appel, à sa vocation de Messie, et l’engagement qu’il prend devant ses disciples de ne jamais trahir l’Evangile dont il est le porteur, même s’il doit prendre des coups et y laisser la vie.
On peut également y entendre, avec l’annonce de sa résurrection, la confiance et l’assurance que Dieu aura le dernier mot dans cette affaire… la certitude que l’Evangile, même contesté et rejeté, se relèvera avec lui pour toujours.

Paradoxalement, c’est dans cette annonce de la passion que se cache pour nous la bonne nouvelle de ce jour :
On y découvre, en effet, jusqu’où Jésus est prêt à aller pour ne pas trahir l’Evangile de notre salut et donc pour que notre monde puisse enfin être sauvé du démon de la domination.
Dans cette annonce se cache tout l’amour que Jésus nous portait déjà, à nous, les humains.

Précisons – pour conclure – que ce que Jésus était prêt à faire et à vivre, c’est le contraire de ce que les fous de dieu ont fait cette semaine en France :
Certes, Jésus, comme ces extrémistes, était prêt à mourir. Mais, alors que Jésus l’a fait en se laissant arrêter et crucifier, en donnant sa vie, par amour… les terroristes l’ont fait en prenant la vie d’autres humains, en semant la mort, l’horreur et la désolation. A croire que tous les humains n’ont pas la même image de Dieu.

C’est donc sur ce chemin de la liberté, de la non-violence et de la non-domination, que Jésus nous appelle et nous attend.
Osons, dans le contexte d’aujourd’hui, réentendre ses paroles : Convertissez-vous/ changez de mentalité : le Règne de Dieu est proche (cf. Mt 4, 17)… il est à votre portée (Lc 17,21)… Laissez-vous renouveler par l’Esprit du Seigneur (Rm 12).

Amen.




[1] Opinion déjà exprimée par Hérode.
[2] « Réveillé » chez Matthieu (16,13), « relevé » chez Marc (8,31)