dimanche 31 mars 2013

Mt 22, 23-33


Mt 22, 23-33
Lectures bibliques : Ex 3, 1-15 ; Mt 22, 23-33 ; 2 Co 5,14-20
Thématique : Quand Pâques nous appelle à conjuguer le mot « ressusciter » au présent...
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 31/03/13.

* Ce matin, peut-être sommes-nous un peu comme les Sadducéens... peut-être avons-nous, nous aussi, du mal à croire à la résurrection ?

Mais de quelle résurrection s’agit-il ? 
A quoi exactement refusent de croire les Sadducéens ?

Ce que ces dignitaires religieux, ces prêtres du Temple de Jérusalem rejettent, c’est l’idée d’une résurrection qui ne serait que la continuation de la vie présente.
Et, d’une certaine manière, Jésus va leur donner raison : non pas sur leur refus, mais sur ce qu’est la résurrection.

Croire à la résurrection, ce n’est pas croire à la continuité de notre existence présente, ni croire à une vie qui ne serait que la répétition de la nôtre... comme ceux qui croient à la réincarnation.
(D’ailleurs, espérer que notre vie se répète indéfiniment, ce serait plutôt l’enfer. Et d’une certaine manière, les religions orientales ne s’y sont pas trompées en concevant la réincarnation comme une punition. 
Le paradis - le nirvana ou la béatitude éternelle - c’est bien plutôt la libération, la sortie de la répétition, le retour dans la lumière, dans l’éternité de Dieu.)

Croire à la résurrection, ce n’est pas croire à la continuité, à la répétition du même, c’est, au contraire, croire à la possibilité du changement, croire à la nouveauté... C’est croire que Dieu peut faire toute chose nouvelle dans la vie : dans notre vie d’aujourd’hui et pour la vie éternelle.

Mais y croyons-nous vraiment ?

* Pour nous éclairer et essayer de répondre à cette question, voyons ce qui est en jeu dans ce passage de l’évangile :
L’évangéliste Matthieu nous explique que les Sadducéens « disent qu’il n’y a pas de résurrection » (v.23). 
Sur quoi se fondent-ils pour la nier ?
Sur la Torah (sur le Pentateuque, les cinq premiers livres de notre Ancien Testament) qui constitue pour eux la seule autorité contraignante en matière de foi.
Et comme la doctrine de la résurrection n’est pas contenue de façon explicite dans la Torah, mais dans d’autres passages bibliques - Esaïe (Es 25,8 ; 26,19), les Psaumes (Ps 16,10) ou le livre de Daniel (Dn 12,1-3) - ils ne se sentent pas obligés d’y adhérer. 

Ils vont même jusqu’à pratiquer l’ironie, en posant une question polémique, et quelque peu extravagante, à Jésus, à travers une situation extrême, qui met en scène la loi de lévirat (cf. Dt 25,5 s)... une loi selon laquelle, si un homme meurt sans enfant, son frère doit épouser la veuve, afin de conserver une descendance au défunt. 

Ici, il s’agit du cas théorique d’une femme qui se serait retrouvée veuve à sept reprises, en épousant successivement sept frères. [note 1]

Dans ce cas, s’il existe une résurrection (une résurrection matérielle par delà la mort) - comme le croient les Pharisiens, mais comme le nient les Sadducéens - duquel des frères sera-t-elle l’épouse ? « puisque les sept l’auront eu pour femme » (v.28) ?

Jésus répond par deux arguments : 
la puissance de Dieu (a) et - l’Ecriture (b)

(a) Pour Jésus, les Sadducéens ignorent la puissance de Dieu, la puissance de l’Esprit saint qui fait ressusciter les morts. 
S’ils ne l’ignoraient pas, ils sauraient que la condition des corps ressuscités n’est pas identique à celle de ce monde (voir 1 Co 15, 35 s.), que la vie dans la résurrection n’est pas en continuité avec la vie présente, et donc qu’on ne peut pas postuler que l’on continuera à « se marier et être mariés ». 
C’est ainsi qu’il faut comprendre la référence à la condition angélique des ressuscités. 
Être « comme des anges dans le ciel » (v.30) signifie que le monde céleste n’est pas le prolongement du monde terrestre, qu’il est qualitativement différent, qu’on ne peut pas penser l’au-delà dans les catégories de l’ici-bas. 

La comparaison avec la figure angélique vise à dire une discontinuité, une altérité, une échappée de notre condition spatio-temporelle, pour nous permettre d’opérer un changement de regard, qui suppose une nouvelle compréhension de la réalité. 

Pour Jésus, la réalité ne se limite pas à ce que nous voyons, à ce que nous percevons, à ce que nous pouvons en dire grâce nos sens. 
il y a certes une réalité matérielle que nous pouvons, dans une certaine mesure, appréhender, par notre raison, notre vue, nos capacités sensorielles. Mais, il y a aussi une réalité spirituelle... une réalité qui dépasse notre connaissance sensible, le monde tel que nous pouvons immédiatement l’envisager. [note 2]
Et cette réalité, dans ses différentes composantes, dans toutes ses dimensions, repose sur une altérité : sur Dieu (qui est Esprit), sur son dynamisme créateur, sur sa puissance de création et de résurrection. 
C’est en cette capacité de Dieu (l’Eternel, le Créateur) à donner souffle et vie que nous pouvons compter... c’est en lui, seul, que nous sommes appelés à placer notre confiance. 

(b) Le second argument est scripturaire ; il repose sur l’Ecriture. 
Jésus veut montrer que la Torah correctement comprise, enseigne aussi la résurrection. 
Pour cela, il se fonde sur le passage du buisson ardent (voir Mc 12,26), où Dieu se présente à Moïse comme « le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob » (Ex 3,6s). 
En effet, si Abraham, Isaac et Jacob étaient morts (de façon définitive), comment Dieu pourrait-il continuer à se présenter comme leur Dieu ?
Puisqu’ils ne vivent plus dans ce monde et que Dieu se présente à Moïse comme leur Dieu, c’est bien qu’ils sont ressuscités, qu’ils sont vivants, et que Dieu est le Dieu des vivants. 

Par cette affirmation... Jésus vient interroger ses interlocuteurs... et nous aussi ce matin :
En quel Dieu croyons-nous ? En quel Dieu... en quelle Parole... plaçons-nous notre confiance ?

Pour argumenter auprès des Sadducéens qui placent leur confiance dans la Loi transmise par Moïse, Jésus s’appuie sur le même référentiel qu’eux, sur la Torah, sur un événement qui concerne Moïse. 
Mais, ici, il ne se limite pas à ce que dit Moïse, en tant que législateur. Il opère un décalage, en s’appuyant plutôt sur l’expérience de la rencontre de Moïse avec Dieu et sur la Parole que Dieu lui adresse. 

Si Dieu s’est adressé à Moïse comme « le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob », alors cela a une implication fondamentale pour la foi. 
Cela signifie que Dieu est le Dieu vivant auprès duquel repose, déjà vivants, les pères qui nous ont précédé. 
Cela signifie qu’on peut mettre toute sa confiance dans la parole de Dieu... dans cette Parole que Dieu a adressé à Moïse pour décliner son identité : « Je suis qui je serai » (Ex 3, 14), c’est-à-dire « Je suis là, avec vous, de la manière dont vous verrez ». 

C’est par l’histoire du salut des hommes, que Dieu manifestera peu à peu qui il est : en libérant Israël, son peuple, de l’esclavage en Egypte ; en ressuscitant Jésus, son envoyé, chargé d’annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres, de proclamer aux captifs la libération (cf. Lc 7,22 ; 4,18s). 
Et notre espérance, c’est que, nous aussi, nous soyons sauvés, que, nous aussi, nous participions à la vie de ressuscité avec le Seigneur (cf. 1 Th 4,17 ; 5,10 ; 1 Co 15, 42-50), que nous ayons part à la Vie, dans l’éternité de Dieu, pour qu’enfin nous connaissions comme nous sommes connus (cf. 1 Co 13,12). 

« Dieu n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants » dit Jésus (v.32). 
Il est « le Dieu qui fait vivre les morts et appelle à l’existence ce qui n’existe pas » affirme l’apôtre Paul (Rm 4,17). 
C’est là toute notre foi, toute notre espérance : croire en un Dieu qui ne cesse de faire lever, de relever... de susciter, de ressusciter la vie... afin que nous soyons comptés parmi ces vivants qui vivent de la vie même de Dieu. 

* Ce passage de l’évangile de Matthieu (que nous avons entendu) est bref - trop bref, sans doute... nous aimerions tous en savoir davantage sur la résurrection - mais il est intéressant et éclairant... dans la mesure où il nous montre un conflit d’interprétation des Ecritures. 
Il nous révèle qu’à partir du même référentiel - la Torah écrite - nous pouvons avoir une lecture différente et une vision différente du monde et de Dieu :
- D’un côté, nous avons les Sadducéens qui lisent les Ecritures, comme une loi intemporelle, comme une règle divine qui régente la vie des individus de toute éternité, comme une parole objective qui fonctionne d’elle-même et qui ne demande qu’à être appliquée uniformément à tous.
- De l’autre côté, nous avons Jésus qui témoigne d’un Dieu qui entre en communion, qui s’adresse à chaque homme dans son histoire particulière, qui l’appelle et qui l’interpelle là où il se trouve. 

Face au Dieu figé et fermé des Sadducéens qui dit : « si quelqu’un fait ceci ou cela, alors il doit se passer ceci ou cela » (c’est la loi !), Jésus oppose un Dieu en relation : le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob... un Dieu vivant, qui nomme, qui relève... qui met debout et en mouvement... un Dieu qui fait alliance, qui fait don d’une promesse. 

C’est là toute « l’erreur » des Sadducéens (comme le dit Jésus - v.29), ils se trompent de Dieu... et c’est la raison pour laquelle, ils ne peuvent pas croire à la résurrection : Dieu n’est pas un Dieu mort, le Dieu d’une parole morte, qui fige, qui sclérose, qui enferme, mais le Dieu de la Vie : un Dieu qui donne la vie, qui libère, qui fait vivre. 

En s’appuyant sur les pères - sur Abraham, Isaac et Jacob - Jésus nous rappelle que c’est dans une rencontre personnelle avec le Dieu des vivants que l’on peut comprendre et croire à la résurrection. 
C’est le Dieu qui vient, qui s’approche d’Abraham, qui l’invite à partir pour pouvoir se trouver, pour aller vers lui (Gn 12) ; c’est le Dieu qui préserve Isaac du meurtre rituel (Gn 22, 1-24) ; c’est le Dieu qui conduit Jacob tout au long de son périple, malgré les difficultés (Gn 27-35) ; c’est le Dieu que Moïse rencontre dans un tête-à-tête sur le Mont Horeb (Ex 3) : c’est dans une rencontre avec ce Dieu-là que se joue la mort et la vie de l’individu, sa résurrection. 

En parlant du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, Jésus ne vient pas faire un grand discours général sur la résurrection, ni nous en donner une description théorique. 
Il vient simplement nous rappeler qu’elle advient dans une rencontre personnelle avec le Dieu vivant. 
C’est cette rencontre qui nous fait passer de la mort à la vie... de l’enfermement, de l’angoisse, de la peur à la liberté et à la confiance... C’est ce Dieu, qui vient nous rencontrer par sa Parole et par ses témoins, qui fait de nous des vivants. Et c’est pourquoi, il est le Dieu des vivants. 

* Cela nous pouvons en faire l’expérience dans notre vie d’aujourd’hui... 
Il n’est pas utile d’attendre de franchir le seuil de la mort, pour faire l'expérience de la résurrection. Elle peut déjà se faire, ici et maintenant, dans la rencontre avec le Dieu vivant, le Dieu de Jésus Christ. 

C’est de cette rencontre avec le Dieu vivant (manifesté en Jésus, le Crucifié Ressuscité) dont Paul nous parle lorsqu’il dit :  « Je vis, mais ce n’est plus moi, c’est Christ qui vit en moi » (Ga 2,20).
ou encore lorsqu’il affirme :  « Si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle créature.
Le monde ancien est passé, voici qu’une nouvelle réalité est là » (2 Co 5,17).

A bien y regarder... il y a des gens autour de nous qui témoignent de la résurrection... du fait que Dieu est un Dieu qui veut la vie, un Dieu qui a pour projet : la vie, l’amour et la justice. 
Comment ne pas croire à la résurrection lorsque je croise cet homme ou cette femme de l’Entraide qui a été brisé par un événement fracassant, par une rupture familiale ou professionnelle, ou par la maladie, et qui, peu à peu, se relève, qui progressivement reprend goût et espoir dans la vie. 
Comment ne pas croire au Dieu de la résurrection quand je vois le regard brillant et malicieux de ma fille de 4 ans ou de cette petite dame pétillante de 90 ans, qui montre que la vie peut briller à travers nous. 

Dieu veut la vie... il veut la vie en abondance, la vie en plénitude ! 
Son projet se réalise partout où surgit la vie. 

En nous confiant à Dieu, en nous en remettant à son Esprit d’amour... en marchant à la suite du Christ, dans la confiance et l’espérance... nous avons déjà un avant goût de la résurrection, nous pouvons déjà en faire l’expérience dans notre existence présente.

* Alors, pour conclure... chers amis, frères et soeurs... une question personnelle se pose à chacun d’entre nous ce matin :
A quel temps allons-nous conjuguer le mot « ressusciter » ?

- Au temps du passé ? Certes, la résurrection n’est pas une espérance spéculative. Pour les apôtres, les premiers chrétiens, pour Paul, elle repose sur un événement passé : la résurrection de Jésus Christ. 
C’est l’événement fondateur de notre foi : c’est parce que Jésus Christ est ressuscité (parce que Dieu l’a ressuscité d’entre les morts) [note 3] que nous pouvons croire à la résurrection (cf. 1 Co 15,4.12.20). 
Mais s’agit-il pour nous simplement d’un événement révolu, révélé par quelques témoins ?  Si tel est le cas, en quoi nous concerne-t-il ? 

Croire à la résurrection de Jésus, c’est croire au Ressuscité lui-même, à sa personne présente, à la possibilité que sa Parole et son Esprit puissent encore venir nous éclairer aujourd’hui.
C’est croire que tout ceux qui ont placé leur confiance en lui, ont pu, eux aussi, connaître une forme de résurrection. (Dans l’évangile, c’est aussi bien le cas de ceux qui ont croisé le Jésus terrestre, que de ceux qui ont vécu une expérience spirituelle au matin de Pâques (comme Marie de Magdala - cf. Jn 20, 11-18) : tous sont ressortis transformés de leur rencontre avec le Christ.)

- Nous pouvons aussi conjuguer le mot « ressusciter » au futur, dans l’espérance de notre propre résurrection. Si nous plaçons notre foi en un Dieu créateur, alors certainement nous pouvons croire que Dieu, par delà la mort, aura la capacité de nous accueillir dans son éternité divine. 
Mais, quelle implication cela a-t-il sur notre quotidien ? 
Vivons-nous déjà comme des ressuscités ?

- Précisément... à bien entendre les paroles de Jésus, je crois que le Christ nous appelle avant tout à décliner le mot « ressusciter » au présent. [note 4]
Son évangile du Royaume nous appelle, dès maintenant, à « vivre en ressuscité » [note 5] : à vivre debout et libre comme des « fils et des filles de Dieu »... à nous mettre en mouvement, à aller vers les autres, à les accueillir, à les aimer, à les relever... à prendre part au règne de Dieu - à son royaume d’amour, de paix et de justice - dès aujourd’hui, dans notre existence présente. 

En faisant référence au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, Jésus nous rappelle que notre existence est voulue et accompagnée... qu’elle est inscrite dans un projet, une promesse, une espérance... que nous pouvons déjà en vivre les prémices aujourd’hui.
Jésus est celui qui guérit, qui libère, qui sauve dans cette vie-ci.
A travers lui... à travers ses paroles et ses actes... c’est l’éternité qui fait irruption dans le présent, pour nous saisir... pour venir nous arracher à toutes nos morts... pour nous appeler à vivre « une vie nouvelle » ici et maintenant. 

Alors, en ce matin de Pâques, le Christ ressuscité vient s’adresser à chacun d’entre nous. Il vient chuchoter au creux de notre oreille une parole de vie : 
« Moi le Ressuscité ‘je suis avec toi’ (Mt 28,20 ; Ex 3,12)... ‘Lève-toi, prend ton grabat et marche !’ (Jn 5,8 ; Mt 9,6 )... tu es appelé, toi aussi, à vivre en ressuscité... en enfant de lumière (Ep 5,8)... à témoigner de la résurrection ! »
Amen.


Notes :
1 L’hypothèse est grossière. Le cas de sept frères maris d’une même femme est un cas limite, un cas d’école. Par ailleurs, la pratique du lévirat n’était plus en usage à l’époque de Jésus. Enfin, soulignons que la question des Sadducéens montre le peu de cas qu’ils font de la femme : celle-ci est simplement considérée comme un objet, comme la propriété de l’homme (de tel ou tel frère).
2  cf. 2 Co 4,18 ; 1 Co 15,40.44-48.
3 Cf. Rm 4,24 ; 2 Co 4,14 ; Ga 1,1 ; Col 2,12 : La résurrection est l’oeuvre de Dieu.
4 Jésus dit : « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui écoute ma parole, et qui croit à Celui qui m'a envoyé, a la vie éternelle ; il ne vient pas en jugement, mais il est passé [il est déjà passé !] de la mort à la vie » (Jn 5,24). Cette parole ne nous promet pas la vie éternelle - la vie en plénitude - au futur, mais au présent. 
De même, Paul ne dit pas « vous ressusciterez... après votre mort physique », mais bien «Vous êtes ressuscités avec Christ » (Col 2,11-13, Ep 2,1-6). La résurrection renvoie ici à quelque chose que nous pouvons expérimenter de notre vivant... qui nous fait passer de la mort spirituelle d’une vie pécheresse, à la vie éternelle, qui est de vivre avec /en Christ.
5 L’évangile ne consiste pas à nous livrer un enseignement sur la résurrection après la mort, mais à témoigner de Jésus, le Crucifié Ressuscité... qui n’a cessé de relever, de libérer, de guérir... qui nous appelle à ressusciter dans notre vie présente... à naître d’en-haut (cf. Jn 3,7)... à vivre une vie nouvelle (Ep 5, 23-24).

dimanche 17 mars 2013

Mt 8, 1-13


Mt 8, 1-13
Lectures bibliques : Mt 13, 53-58 ; Mt 8, 1-17   
Thématique : pas de miracle visible sans foi    
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 17/03/13.

* Nous entendons ce matin trois récits de guérisons qui nécessitent d’être examinés et interprétés... et qui viennent nous interroger sur la notion de « miracle ».

Qu’est-ce que Matthieu cherche à nous dire et à mettre en avant en nous racontant ces guérisons ? 
1) s’agit-il de l’aspect miraculeux et pour ainsi dire « surnaturel » de ces guérisons ?... 2) s’agit-il de la foi, de la confiance de ceux qui croient à la parole de Jésus, à sa puissance de transformation et de guérison ?... 3) ou s’agit-il de ce que produit la rencontre du Christ pour ces trois catégories de personnes (un lépreux, un païen, une femme) et de ce que cela change véritablement dans leur vie et dans leur relation avec Dieu ?

Je vous propose de nous intéresser plutôt à ces deux derniers aspects : à la foi et aux conséquences existentielles de la rencontre avec Jésus. 

* D’abord, regardons les trois catégories de personnes concernées par ces guérisons, et précisons quel était le rôle du prêtre dans l’Ancien Testament.

Dans le livre du Lévitique, c’est au prêtre qu’appartient de « distinguer ce qui est saint de ce qui est profane, ce qui est impur et ce qui est pur » (Lv 10,10).
C’est sur cette distinction que se fonde son droit d’admettre ou d’exclure les personnes du service liturgique dans le sanctuaire.
Il y a trois degrés d’impureté : celle du païen, celle de la femme qui a ses règles (Lv 15, 19s), et celle de l’homme affligé de certaines maladies.
Ici, Matthieu commence par le cas d’un lépreux. Il continue par la guérison d’un païen (le fils d’un centurion) et par celle d’une femme (la belle-mère de Pierre). 
Ce sont justement les trois catégories de personnes qui étaient exclues d’une entière participation au culte d’Israël :
  • Les lépreux, considérés comme « impurs », étaient excommuniés, « exclus du campement » (Lv 13, 46).
  • Les païens (les goyim), dans le Temple, n’avaient accès qu’à la cour la plus extérieure, « la cours des païens ».
  • Les femmes étaient admises dans la cours des femmes, mais elles étaient exclues de la cours la plus intérieure, dite « d’Israël ». 

En guérissant ces personnes, Jésus ne se limite pas à leur redonner la santé ou une dignité perdue, il leur ouvre, en réalité, l’accès à une autre vie... à la vie véritable dans la perspective juive... c’est-à-dire à une vie en pleine communion avec Dieu. 
Précisément... ce qui leur ouvre cet accès à Dieu (qui leur était impossible ou limité), c’est le chemin que leur fait parcourir Jésus : un chemin de foi et de libération, qui les conduit à franchir et à dépasser des barrières psychologiques, sociales et religieuses... Preuve que la foi peut parfois nous faire déplacer des montagnes (cf. Mt 17, 20).

* Dans le premier passage... dans le cas du lépreux (Mt 8, 1-4)... c’est d’abord l’homme considéré comme « impur » qui prend l’initiative... qui transgresse un interdit en s’approchant de Jésus, alors qu’il aurait dû se tenir à bonne distance et crier « impur, impur ! » pour que les autres évitent sa présence (cf. Lv 13, 45). 
Mais, Jésus le laisse venir à lui... il lui tend même la main et rentre en relation avec lui, signe qu’il ne craint pas le contact avec ce qui est communément désigné comme une impureté.
En le touchant (v.3a), Jésus transgresse, à son tour, les lois de pureté (Lv 13, 45-46) et brise la carapace d’exclusion construite autour du lépreux. 
Il lui montre qu’il lui porte une attention inconditionnelle. 

Le récit pointe, à la fois, la foi du lépreux, sa confiance totale dans la puissance de guérison de Jésus, et la réponse du Christ - « je le veux, sois purifié! » - qui signifie à l’homme qu’il est accepté par Dieu sans condition. 

Dès lors... se sachant accepté... aimé tel qu’il est... il se trouve purifié... en harmonie et en paix avec lui-même. 

Ici, la purification est associée à la foi du lépreux. Et l’immédiateté de la guérison vient souligner la puissance de la parole de Jésus, qui est une parole agissante, performative, transformatrice. 
Par son attitude (v.3a) et sa parole (v.3b), le Christ vient accueillir, ouvrir et guérir les situations et les êtres, pour autant qu’on lui fasse confiance. 

A travers ce récit... l’évangile nous montre la démarche d’un homme qui est actif dans sa foi (v.2)... contrairement à ceux qui demandent des signes, des prodiges et des miracles, sans véritablement y croire (cf. Mt 13, 53-57 ; voir aussi Mc 6, 1-6 ; Mc 8, 11-13).
Il nous montre que l’autorité de guérison de Jésus ne peut véritablement s’exercer que dans la mesure où elle rencontre l’adhésion et la foi de l’homme.

Cette constatation vient nous interroger sur ce que nous mettons habituellement derrière le mot « miracle » :

Il n’y a pas de miracle purement objectif... pas de miracle dont je puisse être le spectateur passif, extérieur et désintéressé... pas de miracle sans foi, sans adhésion croyante du sujet à l’action du souffle de Dieu... à l’action de son Esprit... manifesté en Jésus Christ. 

Ici, il se passe quelque chose d’extraordinaire pour cet homme - quelque chose que Matthieu pointe comme un miracle du fait de la rapidité de la purification - mais cela a lieu, parce que l’homme est impliqué, participatif et acteur... parce qu’il a osé un déplacement ... un dépassement de sa situation, en allant vers Jésus... parce qu’il a placé toute sa confiance en Lui, surmontant du même coup les barrières sociales et religieuses qui l'empêchaient d’aller vers les autres et de vivre en communion avec Dieu. 

Et ce geste de rupture et de transgression, lié à la confiance, a été accueilli favorablement par Jésus qui a accepté, lui aussi, de rompre avec l’exclusion imposé par la loi, pour libérer... pour replacer l’humanité de cet homme dans sa relation avec Dieu. 
(Pour Jésus, c’est là la visée de la Torah.)

La fin de l’épisode montre que l’homme est encore appelé à agir. 
Au-delà de sa démarche de foi, Jésus l’envoie vers les prêtres, vers la loi et la tradition. 
En effet, pour que l’homme soit pleinement rétabli et réintégré dans la sainte assemblée d’Israël, il lui faut encore être examiné par un prêtre et accomplir le rite de purification prescrit par la loi (cf. Lv 14). 
C’est pour cela que Jésus l’envoie présenter son offrande au Temple. 
Ce n’est pas que l’observance des prescriptions mosaïques soit nécessaire à la guérison - ici la guérison est liée à la foi (à la confiance) et non au sacrifice (à une sorte de commerce avec Dieu) - mais c’est pour que l’homme puisse être réintégré socialement et pour qu’Israël reçoive un témoignage : Jésus, le Messie, n’est pas venue pour abroger la Loi (la Torah), mais pour l’accomplir.

* Ensuite, nous avons le passage avec la guérison d’un païen : le fils (le garçon ou le serviteur) d’un centurion (Mt 8, 5-13). 

Ici aussi, ce qui est mis en exergue, c’est l’importance décisive de la foi - de la confiance - dans le processus de transformation d’une situation. 

Lorsque le centurion s’adresse à Jésus, celui-ci essuie d’abord un refus. 
C’est en ce sens qu’on peut comprendre la réponse interrogative de Jésus : « moi, j’irai le guérir ? »... moi je viendrai chez toi, un païen, pour soigner ton garçon ? (v.7). [note 1]

Mais le centurion ne se laisse pas démonter. D’une certaine manière, il donne raison à Jésus.
Il ne conteste pas son indignité de païen, mais, par sa foi, il propose à Jésus de la surmonter : 
D’abord, il reconnaît qu’il n’est pas digne de la visite de Jésus. 
Pour autant, il a une telle confiance en Jésus qu’il pense que le dérangement n’est pas nécessaire. 
Il affirme que Jésus peut très bien guérir son fils à distance, par l’autorité de sa seule parole (v.8). 

Ensuite, il fait preuve d’une véritable humilité. Il prend acte de sa situation, pour mettre en avant celle de Jésus (v.9) : Si lui, qui est placé sous l’autorité impériale, a un certain pouvoir sur ses sujets, combien plus Jésus, qui est placé sous l’autorité du Roi de tous les rois, peut-il avoir la capacité de guérir son garçon par la puissance de sa parole. 

La foi et l’humilité du centurion suscitent finalement l’éloge de Jésus : son admiration et son étonnement devant une telle confiance (v.10). 
L’évangéliste Matthieu en conclut que la foi n’est désormais plus un élément distinctif des Juifs et des païens, puisqu’elle se trouve aussi chez des gentils... comme ce centurion ou comme la femme Cananéenne (en Mt 15, 28). 

La fin du dialogue montre les conséquences de cette foi, de cette pleine confiance, dans la vie du centurion et celle de ses proches. 
Jésus répond finalement à sa demande : « comme tu as cru, qu’ainsi il t’advienne » (v.13), établissant de ce fait une équivalence entre « croire » et « vouloir » (voir aussi Mt 15, 28).
Autrement dit, devant la « grande foi » du centurion, Jésus lui indique que le Seigneur se range à sa volonté. Et Matthieu précise que le garçon fut guéri. 

En écoutant ce récit, on peut à nouveau s'interroger sur la notion de « miracle » : 

Dans ces passages, la foi est présentée (d’une certaine manière) comme une condition nécessaire à la guérison... Mais, en est-elle une condition suffisante ?

Cette question nous renvoie à notre propre situation...
Comment se fait-il que lorsque nous demandons à Dieu, dans la prière, la guérison de telle ou telle personne (parfois un proche), nous pouvons avoir le sentiment de ne pas toujours être entendus ou exaucés ?
Est-ce que nous avons une foi trop « petite », une confiance trop étriquée ? Manquons-nous de persévérance et de confiance dans nos demandes ?

Nous pouvons - bien entendu - nous interroger sur la petitesse de notre foi ? Est-ce que nous avons vraiment, pleinement et totalement confiance en Dieu lorsque nous prions ? 

Mais nous pouvons aussi nous interroger sur le statut de ces récits de guérisons miraculeuses... 
Attendons-nous une guérison comme un acte magique qui tomberait du haut du ciel ?... ou demandons-nous à Dieu que cette guérison s’opère par le moyen de l’humain... par exemple, par le biais de l’esprit de discernement du médecin ou par l’esprit de confiance et de paix du malade ?

Que faut-il entendre derrière le mot « miracle » ?
S’agit-il d’un événement objectif (observable scientifiquement de l’extérieur... indépendamment de la foi).... ou plutôt d’un évènement subjectif... qui fait vérité pour un sujet... un sujet croyant, qui opère un travail de relecture a posteriori d’un événement, d’une rencontre décisive ?

S’agit-il d’un événement surnaturel... dépassant l’ordre de la nature...  contredisant les lois de la création... ou plutôt d’un événement extra-ordinaire, suscitant l’étonnement... et dépassant notre attente et notre espérance... dans la mesure où il n’arrive jamais véritablement comme on l’attendait ?

Dans ces passages de l’évangile, il me semble que la guérison est liée, d’une part, au travail de la foi, de la confiance en l’Esprit de Dieu (qui agit et souffle en Jésus), et, d’autre part, à un travail de mise en ordre de la vie somatique et sociale des individus, lié à l’action des paroles de Jésus, à la force de l’Evangile, à la Bonne Nouvelle de libération et de salut que Jésus annonce et fait résonner. 

A travers les conséquences externes de guérisons - purification d’un lépreux, rétablissement d’un garçon - ces récits nous montrent (bien évidemment) l’efficacité et l’autorité des paroles de Jésus. Mais ce qu’ils pointent, avant tout, c’est la transformation que produit la rencontre avec le Christ (en qui souffle l’Esprit de Dieu). 

Ainsi, l’Evangile nous laisse entendre qu’aucune situation n’est jamais bloquée... que la nouveauté peut survenir... là où souffle le vent de la confiance et l’Esprit du Christ. 

Dans ces histoires, c’est, à chaque fois, la conjonction de la foi et des paroles de Jésus qui viennent ouvrir, transformer, libérer et guérir la vie des hommes et des femmes que le Christ rencontre. 

Mais alors - me direz-vous - dans le cas du garçon du centurion... dans le cas d’un tiers... comment comprendre sa guérison ? 
Est-elle le résultat de l’action de Dieu (suite à la prière de son père) ? ou du changement d’attitude de ce père... qui a fait preuve d’attention, d’amour, de foi et d’humilité ? 
ou est-ce finalement la conjonction des deux ? ... c’est-à-dire de l’action du souffle de Dieu et du travail de confiance et d’amour de ce père ?

Chaque miracle garde évidemment sa part de mystère !
Personnellement, j’aime à penser que l’Esprit de Dieu souffle où il veut (cf. Jn 3, 8) et qu’il agit par le média des hommes, par le biais de notre propre esprit, appelé à accueillir, à recevoir et à faire résonner l’Esprit d’amour que Dieu nous donne.

Aussi, dans le cas du fils du centurion, il me semble que ce n’est pas le garçon que Jésus traite directement, mais le centurion lui-même, dont Jésus vient confirmer et renforcer la foi. 
Ce faisant, l’action de Jésus portera aussi sur les proches du centurion, et donc, en dernière instance, sur la confiance du garçon lui-même.
Grâce à l’amour et la foi de son père, le garçon pourra retrouver force et confiance, et recouvrer la santé. 

A bien y regarder... l’évangile ne nous dit pas explicitement que Jésus entre directement en action auprès du fils - comme par magie - mais il nous laisse entendre qu’en intervenant sur le père - en suscitant la confiance du père - Jésus modifie le cadre et l’environnement de l’enfant, il crée une atmosphère dans laquelle le fils pourra guérir. 

Autrement dit, l’action de Jésus touche en premier lieu nos représentations, nos mentalités et nos comportements... en nous libérant... en ouvrant notre esprit au souffle de Dieu. 
On pourrait dire (d’une certaine manière) que Jésus soigne le système (l’entourage ou les structures) dans lequel vit le malade, et qu’en traitant le système, il traite aussi celui qui y vit. 

* Alors... chers amis, frères et soeurs... que pouvons-nous conclure de cette méditation ?

Les récits de guérisons que nous avons entendus viennent interroger notre façon d’interpréter les miracles et la manière dont Dieu agit.

Je crois, pour ma part, qu’on ne peut plus interpréter les miracles comme autrefois, en termes d’interférence supra-naturelle dans les processus naturels. 
Dieu n’intervient pas du haut du ciel comme un marionnettiste ou un magicien qui viendrait contredire les lois de la nature (la structure rationnelle de la réalité) dont il est lui-même le Créateur et qui s’imposent à nous. 

Je crois qu’il faut plutôt voir dans les miracles, des signes, des événements étonnants et inhabituels, qui nous orientent, par la foi, vers « le mystère de l’être »... vers l’action du souffle de Dieu, vers son Esprit... qui agit dans les créatures et par leur intermédiaire. 

Dieu vient souffler sur nous son Esprit... il vient habiter en nous... pour nous guérir... pour nous offrir un vent de renouveau.... un souffle de vie nouvelle... pour autant que nous acceptions de le recevoir dans la foi. 

Je crois personnellement qu’un miracle est susceptible de se produire à chaque fois que l’esprit de l’homme se laisse conduire et guider par l’Esprit de Dieu. 
C’est la raison pour laquelle, il n’y a pas de miracle indépendamment de la foi, car il faut vivre dans la confiance pour accueillir le souffle de Dieu. 
C’est également la raison pour laquelle Jésus refuse d’accomplir des « miracles objectifs ». Ils sont des contradictions dans les termes.... dans la mesure où le miracle est d’abord une vérité subjective, celle d’un sujet qui discerne, dans un événement, la trace... la présence du souffle de Dieu. 

Alors... pour finir ... je crois qu’on peut tirer un enseignement tout simple de ces récits : Pour voir tous les miracles qui ont lieu autour de nous... et pour recevoir la vie elle-même comme un miracle... il nous faut d’abord accepter de mettre les lunettes de la foi... et de vivre chaque jour que Dieu nous donne dans la confiance. 

C’est alors que nous verrons que le premier miracle que nous annonce l’Evangile, c’est de don de l’amour inconditionnel de Dieu, c’est que « l’Esprit lui-même atteste à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu » (Rm 8, 16). 
Et se savoir aimé de Dieu sans condition... c’est un miracle... c’est le miracle de la foi qui nous rend véritablement libre... et vivant !
Amen.


Note 1 :
C’est dans ce sens interrogatif (donc d’une question, d’un refus) qu'interprètent J.Jérémias et la TOB. Ceci constitue un parallèle avec l’attitude de Jésus en Mt 15, 24.26.

dimanche 3 mars 2013

Mt 25, 31-46


Mt 25, 31-46
Lectures bibliques : Lv 19, 17-18. 33-34 ; Mt 25, 31-46
Thématiques : Accomplir les œuvres de la foi (donner, accueillir, vêtir, visiter, …) dans un esprit de gratuité et de service / Quand l’évangile nous appelle à revisiter les notions de fraternité et d’étrangeté.
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Marmande, le 03/03/13.

* Si j’ai choisi de méditer avec vous sur ce texte de l’évangile ce matin, c’est parce qu’il correspond au thème de la JMP – la journée mondiale de prière – qui a eu lieu cette semaine : « j’étais étranger et vous m’avez accueilli » (Mt 25, 35)... Une affirmation qu’il faut remettre dans son contexte.

Avec ce passage de l’évangile, nous avons affaire à un texte de nature apocalyptique… dans lequel sont annoncées … révélées… les choses dernières… la fin des temps… le jugement eschatologique, selon Matthieu.

L’évangéliste envisage cette fin des temps comme un temps de bouleversement cosmique (cf. Mt 24), qui doit coïncider avec la venue glorieuse – la parousie – du Messie.

Pour Matthieu, toute l’histoire est orientée vers cet événement à venir… vers le retour du Messie… qui sera, à la fois, un temps de jugement et de salut.

Dans la description qu’il en propose, Matthieu voit ce jugement dernier, rassemblant toutes les nations devant le Messie – le Fils de l’homme – à la fois, comme un jugement universel (qui concerne toute l’humanité) et personnel (où chacun sera appelé à répondre individuellement de ses actes).

Pour illustrer ce jugement de façon tranchée et saisissante, Matthieu a recours à la métaphore du berger qui sépare les brebis (à droite) des boucs (à gauche).

* Bien sûr, on peut avoir quelques réticences à l’encontre de ce texte qui vient nous questionner et nous déranger sur bien des points :

- D’abord, il semble opérer une distinction entre les justes et les injustes comme si une frontière étanche devait distinguer deux catégories d’individus. Peut-on accepter cette idée qu’il y aurait des bénis et des maudits, des élus et des réprouvés ?
On peut facilement répondre à cette objection, en établissant le fait que nous sommes, chacun, à la fois, justes et pécheurs… que cette frontière passe en réalité au milieu de chacun d’entre nous.[1]

- Ensuite, le critère du jugement semble reposer uniquement sur les œuvres et cela vient interroger l’idée que nous avons de l’Evangile paulinien de la Grâce, cher aux Protestants.
Là aussi, on peut répondre que l’exigence des œuvres ne vient pas contredire l’offre de la grâce. Tout dépend du statut qu’on leur donne.
Il est évident que ce ne sont pas les œuvres qui nous sauvent, mais Dieu, l’action de la grâce de Dieu.
Ici, les œuvres – les actions en faveur de l’autre – sont envisagées comme une réponse de foi, une conséquence de la foi en un Dieu juste et bon, qui nous appelle à marcher dans ses sentiers, à vivre selon sa justice.

Alors… ce matin, osons lâcher nos présupposés… et dépassons nos réticences et nos résistances…
Dépassons peut-être aussi la façon de voir très manichéenne de Matthieu… son imagerie tout en noir et blanc, qui a inspiré tant d’artistes au cours des siècles (dans des visions parfois terribles et terrifiantes qu’on retrouve dans les peintures, les vitraux, les sculptures des cathédrales)… et – au-delà de cette imagerie, de ce langage symbolique – intéressons-nous au contenu du message … au sens qu’il peut recouvrir pour nous… et à ce qu’il nous appelle à vivre.
Car à travers cette description, ce tableau grandiose du jugement dernier, Matthieu nous exhorte finalement à faire partie des brebis, des bénis du Père, de ceux qui agissent en faveur de la justice de Dieu et de l’avènement de son règne (de son Royaume) ici et maintenant.

* Alors, voyons plus précisément de quoi il en retourne dans ce passage… dans ce dialogue construit en symétrie.

On y trouve trois moments : la proclamation de la sentence (v.34-36 et 41-43) ; la réponses des bénis (v. 37-39) ou des maudits (v.44) ; et la justification de cette sentence (v.40 et 45).
Dans la déclaration du Roi et dans la réponse de ceux qui sont jugés, est répétée la même liste de six œuvres de miséricorde :
- donner à manger aux affamés ;
- donner à boire aux assoiffés ;
- accueillir les étrangers ;
- vêtir ceux qui sont nus ;
- visiter les malades ;
- aller trouver ceux qui sont en prison.

Dans le discours du Roi, c’est d’après cette règle… d’après ces œuvres… ce programme éthique en faveur des plus petits… que s’opère le jugement.

Pour le Judaïsme, il s’agit des œuvres de miséricorde qui constituent une imitatio Dei… c’est-à-dire qui nous invitent à nous calquer sur le comportement de Dieu :
Comme Dieu agit, avec amour, bonté et miséricorde, ainsi l’homme est appelé à agir envers son frère, et d’autant plus si celui-ci est dans une situation de dépendance, de précarité ou d’exclusion.

Pour bien comprendre le sens de ces œuvres, qui sont les œuvres de la foi en un Dieu miséricordieux, un rabbin – Rabbi Hama’ bar Hanina’ – dit la chose suivante :
Il est écrit « ‘Vous suivrez le Seigneur votre Dieu’ (Dt 13, 5) […] cela signifie qu’il faut suivre la conduite de Dieu. Comme Dieu a vêtu ceux qui étaient nus [Adam et Eve], habille aussi ceux qui sont nus ; comme Dieu a visité les malades [Abraham], toi aussi visite les malades ; comme Dieu a consolé les affligés [Isaac], console toi aussi les affligés ; comme Dieu a enterré les morts [Moïse], toi aussi enterre les morts » (Sotah 14a).

Ainsi – comme ce rabbin – Matthieu nous appelle à agir à la manière de Dieu, en nous indiquant dans quel domaine doit s’exercer notre vigilance[2] :
C’est le commandement de l’amour du prochain[3] qui se manifeste ici dans les œuvres de miséricorde envers les plus nécessiteux.
Et, pour Matthieu, c’est sur commandement – sur l’amour, donc – que tous (chrétiens ou non-chrétiens) nous serons jugés.

En d’autres termes… ce passage de l’évangile nous montre au moins deux choses :
- D’une part, que la notion de jugement - donc de justice - est inséparable de l’amour.
- D’autre part, il met en avant la solidarité de Dieu avec les plus petits.

Et c’est ce point qui est proprement révolutionnaire dans notre passage : C’est que le Roi – le juge – considère qu’il a été lui-même l’objet des actions miséricordieuses envers les plus petits.
« J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger […] j’étais étranger et vous m’avez accueilli […]  j’étais en prison et vous êtes venus auprès de moi […] ».

Cette affirmation étonnante crée un véritable effet de surprise aussi bien chez ceux qui ont fait miséricorde que chez ceux qui l’ont refusée :
Ni les uns ni les autres ne s’étaient rendus compte qu’ils avaient agi envers lui en agissant auprès des petits.
« Quand t’avons-nous vu affamé et t’avons-nous donné à manger ? » ou bien « Quand ne t’avons-nous pas assisté ? »

Enfin, c’est encore cette affirmation qui amène la justification de la sentence.
Celle-ci est précisément prononcée en raison de l’identification du Roi avec « un » des frères… « un » des plus petits (affamés, étrangers, malades, prisonniers)… « un » de ceux qui ont le plus besoin de bonté et de miséricorde.
« Chaque fois que vous l’avez fait à l’un des de mes frères les plus petits, vous [me] l’avez fait à moi ».

Le jugement dernier, selon Matthieu, est donc un jugement universel (de « toutes les nations », qu’elles confessent ou non le nom de Jésus Christ) et sa mesure de base est la miséricorde faite au plus nécessiteux, à ceux qui sont comme un « signe », un « sacrement » de la présence historique du Fils de l’homme… venu sur les chemins de Palestine pour guérir les malades et annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres (cf. Mt 11, 5-6).

* Je crois qu’il faut nous arrêter ce matin quelques instants sur cette affirmation de solidarité – d’assimilation, d’identification même – du Christ avec les plus petits… qui sert ici de fondement au discernement.

Cette affirmation nous rappelle que le salut n’est pas une question de doctrine, d’attachement à la bonne dogmatique ou la véritable orthodoxie.
L’Evangile du Royaume et du Salut dépasse le cadre de nos églises, de nos institutions, de nos catégories.  
Il est davantage en rapport et en lien avec nos actes d’amour en faveur de l’autre… et notamment de ceux qui n’ont rien, de ceux qui ne peuvent pas rendre ce qui leur est donné… Car c’est bien ceux qui sont évoqués ici : les petits, les affamés, les assoiffés, les étrangers, les malades, les prisonniers…

Ce qui les caractérise – outre leur état de fragilité et de dépendance – c’est la situation dans laquelle ils se trouvent. Celle-ci les rend incapable de rendre la pareille… de répondre au don par le contre-don.

Autrement dit… …. ce qui est mis en avant… à travers eux … c’est la gratuité de nos gestes d’amour en faveur de l’autre.
C’est ce à quoi Jésus ne cesse de nous appeler dans l’Evangile : aimer notre prochain, y compris celui qui ne répond pas à notre amour, y compris nos ennemis (cf. Mt 5, 43-48) ; prêter à ceux qui ne peuvent pas nous rendre (cf. Lc 6, 32-35) ; inviter les pauvres, ceux qui ne peuvent pas nous inviter… ceux qui ne peuvent pas nous répondre dans la réciprocité (cf. Lc 14, 12-14).

En s’assimilant aux plus petits, le Fils de l’homme nous appelle à changer de regard et de mentalité, à dépasser la logique habituelle de la réciprocité, du « donnant-donnant », pour nous inscrire dans la gratuité envers ceux qui sont démunis, isolés ou exclus.

Ce que je trouve particulièrement intéressant dans ce passage de l’évangile, c’est l’étonnement, l’effet de surprise généré par la sentence du Roi. Et je crois qu’on peut l’interpréter de façon différenciée :

- D’abord… en soulignant la surprise des justes, l’évangile met en relief la gratuité de leurs actes. Ils ont simplement agi par bonté, par amour… (sans fanfaronnade, trompette ni tambour)… sans calculer leur intérêt, sans penser au profit qu’ils pourraient – ou non – tirer de leurs actes.
Ayant agi simplement par grâce, ils sont étonnés d’en retirer une récompense. Celle-ci est exprimée en termes de proximité, de plus grande communion avec le Fils de l’homme (v.34).

- Ensuite… en soulignant la surprise des injustes - de ceux qui n’ont pas agi en faveur des petits - l’évangile met en avant leur méconnaissance du projet de Dieu… de sa volonté de justice… de son appel à prendre part au Royaume (au règne de Dieu) ici et maintenant.

Mais il faut préciser que ce n’est pas en raison de leur ignorance qu’ils sont ainsi jugés et condamnés à vivre plus éloignés du Fils de l’homme (v.41)… c’est bien plutôt en raison de leur manque d’amour et de compassion… en raison de leur inaction et de leur absence de préoccupation devant la détresse de leurs semblables.

Ce qui est mis en avant à travers la sentence, c’est finalement l’absence de préoccupation des seconds à l’égard de leurs frères… c’est la conséquence de leur indifférence, de leur égoïsme ou de leur paresse. Ils n’avaient pas perçu l’urgence à agir pour les autres, à vivre concrètement leur foi dans l’amour du prochain…. comme le réclame l’Evangile.

En nous faisant part de sa vision du jugement dernier… Matthieu lance ainsi un avertissement aux auditeurs de l’évangile. Il ne cherche pas à nous faire peur, mais, bien davantage, à susciter une prise de conscience et un sursaut de responsabilité :
Il nous exhorte à agir dès maintenant, à vivre concrètement notre foi, à prendre part à la volonté de Justice de Dieu (cf. Mt 6, 33).
Et cela commence par le don de soi, par la gratuité de l’amour en faveur de ceux qui ne sont pas en capacité de pouvoir rendre de la même manière ce qu’on peut leur donner.

En nous appelant à agir ainsi… à nous approcher de ceux qui n’ont rien à offrir, sinon leur présence … en nous invitant à accueillir ceux qui sont différents… ceux qui viennent d’ailleurs…. ceux qui sont isolés… en nous invitant à témoigner de l’amour de Dieu aux plus petits, aux plus faibles, aux plus démunis…  Jésus nous invite à un véritable renversement, à un changement de mentalité.

- D’une part, il nous invite à comprendre que nos actes ne doivent pas être motivés par le profit personnel, par le calcul de notre intérêt particulier, par la réciprocité, ou par la quête de ce qui est grand ou de ce qui brille (les honneurs et la richesse), mais par le souci de l’autre et par ce qui nous rend véritablement humain selon la ressemblance de Dieu : la recherche de la Justice (d’une justice enracinée dans l’amour, le don, la miséricorde, l’humilité)… car la Justice appartient à Dieu. Elle est véritablement une caractéristique, un attribut de Dieu.

- D’autre part, Jésus nous fait comprendre que la véritable richesse naît de la rencontre de l’autre… de celui qui est mon semblable tout en étant différent de moi.

En nous invitant à franchir les barrières sociales… à dépasser les catégories établies… pour aller à la rencontre de la différence, de l’altérité, Jésus nous pousse à élargir notre horizon et reconsidérer notre définition de la fraternité et de l’étrangeté.
Qui est véritablement mon frère ? Qui est étranger ?

L’étrangeté ne vient-elle pas de nos comportements traditionnels ?
Quelle étrangeté, en effet, est notre tendance habituelle à ne fréquenter que ceux qui nous ressemblent, ceux qui pensent dans nos catégories, ceux qui nous paraissent semblables ?
De quoi nous privons-nous en restant ainsi entre nous… dans l’association et la répétition du même ? Est-ce l’influence du groupe, le mimétisme, la peur de l’inconnu… qui nous pousse le plus souvent à nous replier sur nous-mêmes ?
Pourquoi sommes-nous si frileux lorsqu’il s’agit de nous tourner vers les autres, de faire le premier pas et d’accueillir la différence ?

Jésus nous appelle à voir les choses autrement. Il nous invite à considérer celui qui est différent (pauvre, étranger, malade, prisonnier) comme un frère en Christ, comme notre prochain, et même comme le Christ lui-même.
Ce qui est en jeu, c’est la définition de la fraternité :
Le frère n’est pas celui qui me ressemble, celui qui a le même background (le même arrière plan, le même fond) ou celui qui peut me répondre dans la réciprocité.
Le frère, c’est plus largement tout homme, à commencer par celui que je n’aurais pas forcément choisi : le plus petit, le malade, l’étranger, celui qui est différent… celui qui attend ma reconnaissance, mon respect, ma tendresse, mon amitié… et qui a tant à m’apporter par sa différence.

Pour le dire autrement…  à la suite du livre du Lévitique… Jésus nous appelle à opérer un retournement … en nous considérant nous-mêmes, à la fois, comme « frères » et comme « étrangers ».
« [Souvenez-vous que] vous avez été vous-mêmes des étrangers, des émigrés au pays d’Egypte » (cf. Lv 19, 34).
En nous reconnaissant ainsi : « frères », mais aussi – comme Abraham – « étrangers et voyageurs sur la terre » (cf. Gn 23,4 ; Hb 11, 13), nous considérons la fragilité de notre commune humanité… le caractère passager et transitoire de notre pèlerinage sur la terre.

Dès lors, considérant que notre vraie patrie – notre patrie céleste – est ailleurs, auprès de Dieu… nous comprenons que notre véritable vocation – notre vocation d’enfants de Dieu – est de faire briller sa lumière pour tout homme… nous comprenons que nous sommes tous appelés à recevoir et à donner cet amour gratuit et inconditionnel, dont nous parle Jésus.

* Alors… ce matin… chers amis, frères et sœurs….l’évangile vient nous remettre en marche. Il nous appelle à la responsabilité et au travail.
La grâce est annoncée… elle nous est offerte : Dieu nous aime.
Et parce qu’il nous aime… il attend que nous répondions à son amour dans la foi… en agissant, à notre tour, gracieusement (sans arrière-pensée, sans attendre de contrepartie).

Pour l’évangéliste Matthieu, le temps de la grâce est aussi le temps de la responsabilité.

Alors que nous vivons dans un monde marqué par l’individualisme et le chacun pour soi… alors que bien souvent, dans notre société, prime l’indifférence, l’égoïsme et la convoitise (qui consiste à ramener toute chose à soi-même), l’évangile nous rappelle que la fraternité est notre affaire…. qu’elle nous concerne tous.
Il vient nous rappeler que nous ne pouvons pas nous satisfaire du monde tel qu’il est, avec son lot grandissant d’injustices, d’exclusions et d’oubliés.

A l’opposé de tout repli… Jésus nous appelle [en cette période de carême] à opérer un retournement…. une conversion : à prendre l’initiative en faveur de l’autre, à nous engager dans la gratuité de l’amour, à vivre dans un esprit de service.

Il nous invite finalement à le suivre, lui qui est en communion avec les plus petits.
Et cela doit nous interroger : pourquoi le Fils de l’homme s’assimile-t-il, s’identifie-t-il aux petits ?
Je crois que c’est en raison du point commun qu’il partage avec eux. Ce point commun, c’est l’absolue dépendance du petit à l’égard de l’autre, à l’égard de Dieu.
Parce que le petit ne possède rien, aucun bien, aucune sécurité, il place en Dieu toute sa confiance, il considère Dieu comme son seul soutien, son seul rempart.
Le Christ est lui aussi comme le petit, car il a choisi de tout quitter pour ne dépendre que de Dieu.

Alors… nous voilà appelés, nous aussi, à vivre dans la confiance et à accomplir les œuvres de la foi.
« Mon frère, ma sœur – nous dit Jésus – Dieu t’appelle… c’est ta vocation… c’est à toi de prendre part au règne de Dieu, à sa volonté de justice pour tous les hommes… ici et maintenant ».
« Viens et suis-moi ! »
Amen.




[1] En chacun de nous se mêlent le juste et l’injuste, la brebis et le bouc (pour filer la métaphore). Il y a en chacun de nous des zones d’ombre et de lumière. Ainsi… comme les êtres sont rarement tout blancs ou tout noirs, mais plutôt gris avec de nombreuses nuances… nous pouvons rejoindre l’image que nous offre Matthieu, pour penser le jugement dernier comme un éclairage, un discernement, au cours duquel Dieu ne gardera que le positif que nous avons accompli, pour éliminer tout ce qui vient faire obstacle à l’amour.
Dès lors… nous sommes appelés à donner le meilleur de nous-mêmes… en faisant fructifier notre part lumineuse… en accueillant et en faisant croître l’amour autour de nous.
[2] Notre passage fait suite aux paraboles de la vigilance (Mt 24, 45 – 25, 30).
[3] apogée et synthèse de toute la Torah.