dimanche 24 février 2013

Mt 7, 13-29 (2/2)

Mt 7, 13-29 (2ème partie)

Lectures bibliques : 1 Jn 4, 7-9. 12. 16b. 20-21 ; Lc 6, 31-35 ; Mt 7, 13-29
Série de prédications sur Mt 5 à 7 (le sermon sur la montagne) : n°12 (2/2) – Mt 7, 13-29
Thématique : la foi en actes... l’obéissance concrète
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 24/02/13.

Nous avons commencé à méditer la semaine dernière sur la fin du sermon sur la montagne, avec l’image des deux portes et des deux chemins… je vous propose ce matin de poursuivre l’examen du discours de Jésus.

* Nous avons d’abord l’image de l’arbre et de ses fruits (v.15-20).
Ce qui est mis en avant à travers cette métaphore, c’est la solidarité entre l’arbre et ses fruits : le bon arbre produit de beaux fruits, et inversement…
Pour Jésus, il y a forcément un rapport, une cohérence entre ce que nous sommes, notre cœur, nos intentions, nos paroles (cf. Lc 6,45 ; Mt 12,34) ... et notre volonté traduite en actes.

Bien sûr, nous pouvons toujours commettre des erreurs - qui n’en fait pas ! - et nous savons qu’on ne peut jamais réduire un homme - l’identité d’une personne - à ses actes… surtout quand ils sont mauvais.
(Notre identité véritable, notre identité d’enfant de Dieu est inconditionnelle. Elle nous est offerte par un Autre, par Dieu, par grâce, indépendamment de nos actes et nos mérites.)
Mais, en même temps, nous savons aussi qu’un homme (à moins qu’il ne souffre de schizophrénie) n’est pas pleinement différent de ce qu’il fait.

Pour Jésus… justement… le critère de discernement ce sont les fruits. C’est à ses fruits, à ce qu’il fait - et non à ce qu’il prétend être - qu’on reconnaît un vrai disciple. C’est en regardant aux fruits, qu’on devine l’arbre. S’il porte de « beaux » fruits, c’est que l’arbre est « bon ».[1]

Ces fruits, ces « belles » œuvres, dont parle Jésus, ce sont les œuvres de la justice (Mt 5, 20) et de l’amour (Mt 5, 43-48)... ce sont les œuvres bonnes et gratuites qui découlent de la foi, de la confiance en un Dieu bon et miséricordieux pour chacun (Mt 5, 45 ; 6, 8.30 ; 7, 11).

Dans le contexte du temps de Matthieu, il y a ici une pointe polémique contre des « faux prophètes » (des « prophètes de mensonge »), des imposteurs dont nous savons rien, mais qui, vraisemblablement, n’avaient pas une conduite en rapport avec leurs propos.
Face à ce contre-exemple, Matthieu met en relief le lien nécessaire et logique entre la foi en Dieu et les actes envers le prochain.
La foi en un Dieu de grâce, de bonté et de miséricorde, doit nous conduire, dans le même élan, à une attitude existentielle fondée sur la bonté et la gratuité.
On ne peut pas prétendre être disciple du Christ, vouloir la justice de Dieu, et, en même temps, avoir un comportement contraire, fondé sur l’égoïsme, l’indifférence ou le « chacun pour soi ».

Avec cette image de l’arbre et des fruits... il semble que Jésus attire notre attention, non pas seulement sur les fruits (bons ou mauvais), mais sur l’arbre dont ils viennent... donc, sur l'intentionnalité qui détermine nos comportements et nos façons d’agir.
Quelles sont réellement nos intentions, nos motivations, nos désirs profonds ? Sont-ils guidés par la volonté de justice de Dieu, par la recherche du Royaume (cf. Mt 6,33), par l’amour du prochain ? …
ou par notre confort, le calcul de notre intérêt personnel, la logique commerciale du mérite, du « donnant-donnant »… par la quête de la reconnaissance ou la sauvegarde des apparences ?
Pour Jésus, c’est là ce qui différencie les justes des hypocrites : les premiers (en pratiquant l’aumône, le jeûne ou la prière) recherchent la justice de Dieu (qui voit dans le secret) ; les seconds ne cherchent, en réalité, que leur intérêt propre : la quête de la récompense des hommes et des honneurs (cf. Mt 6, 1-18).

On peut tirer une conséquence immédiate de cette image :
C’est clairement au niveau de l’arbre qu’il faut agir, au niveau de notre être, de notre désir, de nos motivations.
Avant de vouloir porter de beaux fruits, chacun est invité à se laisser convertir, à se laisser transformer par l’amour de Dieu.... pour devenir un bon arbre... animé par la sève de la gratuité, de la bonté, de la miséricorde.
C’est seulement en puisant nos racines en Dieu que nous pourrons devenir ces arbres capables de produire de beaux fruits.

* Le passage suivant – ceux qui disent et ne font pas (v.21-23) – porte sur le même thème… sur la cohérence entre la confession de foi et le changement d’attitude existentielle.
Pour Jésus, il ne suffit pas de dire « Seigneur, Seigneur », il ne suffit pas de confesser le Christ (pour entrer dans le monde nouveau de Dieu), mais il faut faire la volonté de notre Père céleste... il faut prendre part à la justice miséricordieuse de Dieu. [2]

Le critère de la condition chrétienne ne réside donc pas dans l’adhésion à tel ou tel dogme théologique ou christologique, mais dans la décision de foi de vivre dans la confiance… de suivre le Christ… et de prendre part, dès maintenant, au règne de Dieu.

Contrairement à ceux qui se contentent de se réclamer du nom et de l’autorité du Seigneur… Matthieu nous appellent à une autre attitude existentielle... à un comportement nouveau à expérimenter et à vivre concrètement : Placer toute notre confiance dans la générosité de la providence divine, vivre dans la gratuité de l’amour du Père céleste, exercer notre pardon... notre miséricorde à l’égard de nos amis et de nos ennemis… y compris, donc, à l’égard de ceux qui ne nous rendent pas la pareille.

Je crois qu’il ne faut pas comprendre l’avertissement de Jésus comme une menace (v.21-23), mais comme le choix que chacun a à faire devant le don de la promesse de vie, offerte par Dieu :
En réalité, c’est la volonté de Dieu que tous les peuples (Mt 28, 16-20) entrent dans le Royaume (le règne de Dieu), en passant du système de l’échange à l’esprit du don et de la gratuité. Mais c’est à chacun de se décider... c’est à chacun de franchir le pas décisif, qui implique de voir la vie autrement, sous le signe de la gratuité de l’amour... de cet amour que Dieu porte à tout homme, bon ou mauvais (Mt 5, 43-48).

Ce que nous dit Matthieu, c’est que la foi vécue concrètement implique un changement de logiciel... de mentalité et de comportement : vouloir vivre à la manière de Dieu, selon sa loi d’amour et sa miséricorde, c’est forcément remettre en cause les mentalités et les comportements qui ont cours depuis toujours dans notre monde... cela va forcément à l’encontre de notre mode de vie traditionnel (et même ancestral), dans la mesure où il se fonde, la plupart du temps, sur le calcul de notre intérêt particulier... sur le discernement de notre avantage propre... et non sur l’esprit de gratuité qui est celui de la Vie qui appartient à Dieu.

On sait comme il est difficile de sortir de cet esprit de calcul et de réciprocité qui marque notre monde et nos mentalités. Mais c’est précisément ce que nous demande Jésus, pour entrer dans le Royaume de la miséricorde : Quitter le système de l’échange, la logique calculatrice du mérite… pour aimer et pardonner... sans compter.

* Enfin, le dernier passage (v. 24-27), avec les deux maisons - l’une sur le roc, l’autre sur le sable - distingue, à nouveau, deux attitudes existentielles : celle de l’homme prudent/avisé qui a écouté Jésus et décide de mettre en pratique ses paroles ; celle de l’homme insensé/stupide qui ne se préoccupe pas de concrétiser ce qu’il a entendu[3].

La sagesse correspond ici à l’obéissance concrète.

On peut comprendre cette image (courante dans la littérature rabbinique) de la maison bâtie sur le roc de deux manières :
- La maison, c’est l’écoute de la parole ; la roche, c’est la mise en pratique. Une écoute qui n’a pas de fondation s’évanouit. Au contraire, lorsque la foi s’enracine dans l’amour... lorsqu’elle repose concrètement sur l’amour... elle tient bon.
La solidité du disciple vient donc de la mise en pratique des paroles de Jésus. Car il ne s’agit pas de paroles en l’air, de paroles philosophiques ou spéculatives, mais de paroles existentielles, qui appellent notre participation active.
- On peut aussi lire la parabole de la maison construite sur le roc comme le rappelle de l’offre de la promesse de Dieu : Quiconque met sa confiance en Dieu, en la gratuité de son amour et de sa justice, recevra la force d’affronter les catastrophes de l’existence.
Pour tenir bon… malgré les bourrasques et les tempêtes… pour persévérer dans la foi et dans l’amour… il faut de prendre appui sur Dieu, se fonder sur le roc de son amour et de sa miséricorde... se laisser construire par lui.

En ce sens le Psaume 127 (v.1) affirme : « Si le Seigneur ne bâtît pas la maison, ses bâtisseurs travaillent pour rien » !

Quoi qu’il en soit de la manière d’interpréter cette parabole des deux maisons, on peut constater qu’elle prolonge le registre existentiel introduit par les Béatitudes (au début du sermon) : Le chemin du bonheur, de la promesse, de la vie, du Royaume de Dieu, se trouve dans la mise en pratique des paroles de Jésus.
Quiconque accepte l’invitation de Jésus à mettre toute sa confiance dans la providence du Père céleste et à vivre dans la recherche de la justice, fonde son existence sur le roc.
Il sera miséricordieux et il lui sera fait miséricorde ; il aura le cœur pur et verra Dieu ; il sera pacificateur et sera appelé fils de Dieu... il y a là une promesse de vie !

Toute la question que nous pose Jésus est de savoir si nous acceptons maintenant de nous laisser transformer par cette promesse.

Conclusion : Alors... chers amis, frères et sœurs, pour conclure, que pouvons nous retenir de cette médiation ?

Dans l’Evangile d’aujourd’hui – comme la semaine dernière – il est essentiellement question d’éthique : Entrer par la bonne porte, c’est porter du fruit, c’est faire la volonté du Père, c’est mettre en pratique les paroles de Jésus.
Matthieu ne cesse de mettre en avant les « belles » œuvres que nous sommes appelés réaliser (cf. Mt 5, 16).
Mais cette éthique ne trouve son sens et son accomplissement que dans la foi et le cheminement à la suite du Christ.
Elle ne trouve sa force qu’en raison de la grâce, de la bonté première de Dieu, qui agit pour nous avec amour et gratuité.
Tous nos actes en faveur de l’autre ne sont qu’une réponse de notre foi, une conséquence de cette confiance que nous avons en la bonté de Dieu, en son amour inconditionnel.

Dans la dialectique de la foi et des œuvres, il ne faut donc pas se tromper. Les images que Jésus nous donne ne décrivent pas un long chemin au terme duquel s’obtiendrait le salut : Le salut nous est offert par grâce, mais encore faut-il le recevoir dans la foi et vouloir en vivre dans l’existence.

Si Jésus nous offre toutes ces images, c’est pour nous appeler à faire un choix personnel, à prendre une décision évangélique... c’est pour nous inviter à franchir le pas décisif, à suivre le Christ, à choisir la vie, à entrer dans le règne de Dieu, dès maintenant.
Car pour Jésus, ce Royaume n’est pas seulement pour après, il est déjà pour aujourd’hui. Et celui qui est passé par la porte étroite y est déjà entré, il se dirige déjà vers le but (cf. Mt 7, 21).[4]

En d’autres termes, Jésus nous appelle à la cohérence entre notre confiance en Dieu et notre attitude existentielle, entre notre foi et nos actes (notre comportement au quotidien).
Il nous rappelle que le choix du chemin à sa suite, à la suite du Christ, conduit inévitablement - malgré les renoncements et les difficultés qu’il implique - à porter de « beaux » fruits (Mt 7, 17-19), à accomplir de « belles » œuvres (Mt 5, 16).
Si nous nous enracinons dans la confiance en Dieu... alors certainement nous serons comme de beaux arbres « plantés près des ruisseaux » (cf. Ps 1,3)... qui puisent leurs ressources dans une terre féconde et une source jaillissant en vie éternelle (cf. Jn 4,14)... alors nous porterons du fruit... du fruit pour les autres, pour le monde, pour le Royaume.

Comme les Israélites convoqués par Dieu, au temps de Moïse, pour « choisir la vie » (cf. Dt 30, 15-20), nous sommes appelés à faire le même choix... à renouveler ce choix aujourd’hui.
Et Jésus nous dit que « choisir la vie », c’est vraiment faire un choix… c’est renoncer à nos mentalités et nos comportements traditionnels souvent égocentriques et calculateurs… pour entrer dans le règne de Dieu... le Royaume de la gratuité. « Choisir la vie et le Royaume », c’est accepter de laisser Dieu régner sur nous, sur notre personne, nos paroles et nos actes.

Le Royaume de Dieu, c’est pour maintenant... pour aujourd’hui.
Alors... mon frère, ma sœur… choisis la Vie !     Amen.



[1] On retrouve l’affirmation de cette nécessaire cohérence entre la foi et les œuvres, aussi bien dans l’épître de Jacques (cf. Jc 2, 14-26) que dans la 1ère lettre de Jean. En ce sens, Jean affirme : « si quelqu’un dit "j’aime Dieu ", et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur » (1 Jn 4, 20 ; voir aussi 1 Jn 2, 4).
[2] Encore une fois... on peut s’interroger sur cette volonté de Dieu : finalement, qu’elle est-elle ?
En réalité, Jésus ne cesse de le répéter tout au long de son sermon sur la montagne : c’est la bonté, la justice, la miséricorde et la confiance (On peut traduire pistis par « confiance », « foi » ou « fidélité » : voir Mt 23,23.)... c’est la vie à la ressemblance de Dieu, dans l’esprit de don et de gratuité... bien au-delà du système de la réciprocité, du donnant-donnant, du monde de l’échange, où rien n’est jamais gratuit, où tout doit toujours être mérité.
Ce n’est sans doute pas un hasard si Jésus ne cesse de revenir sur ce thème de la justice.
Et il nous apprend que cette justice ne peut pas être déconnectée de la miséricorde.
Dans son évangile, Matthieu cite deux fois le prophète Osée (cf. Mt 12,7 ; 23,23) : « c’est la miséricorde que je veux, et non le sacrifice » (Os 6, 6), pour nous appeler à l’amour et à la grâce... au-delà de tout marchandage avec Dieu ou avec notre prochain.
[3] Sur l’opposition entre « prudent » et « stupide », voir aussi Mt 25, 1-12 (la parabole des dix vierges).
[4] C’est aussi ce que dit Jésus dans l’évangile de Jean : « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui écoute ma parole et croit en celui qui m'a envoyé, a [la vie...] la vie éternelle ; il ne vient pas en jugement, mais il est passé [… il est déjà passé] de la mort à la vie » (Jn 5, 24). 

dimanche 17 février 2013

Mt 7, 13-29 (1/2)


Mt 7, 13-29 (1ère partie)

Lectures bibliques : Dt 11, 26-28 ; Dt 30, 15-20 ; Jc 2, 14-17 ; Mt 7, 13-29
Série de prédications sur Mt 5 à 7 (le sermon sur la montagne) : n°12 (1/2) – Mt 7, 13-29
Thématique : la foi en actes... l’obéissance concrète
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 17/02/13.

Nous voici à la fin du sermon sur la montagne. Et voilà que Jésus nous confronte à un impératif, à un choix. Après son long discours, après l’enseignement qu’il vient de donner, il ne s’agit plus simplement, pour les disciples, d’écouter la voix du maître, mais de « faire », de s’engager, de passer à l’action.

Les quatre passages que nous avons entendus sont réunis par un seul et même thème : celui du choix, celui de la suivance du Christ, celui de la cohérence entre la foi et les actes.

- D’abord, il y a l’idée d’une opposition, d’un choix décisif, qui ne laisse aucune place à des possibilités intermédiaires : ou la porte étroite ou la porte large ; ou l’arbre bon ou l’arbre mauvais ; ou faire la volonté du Père ou dire sans rien faire ; ou la maison sur le roc ou la maison sur le sable.
- Un tel choix est de caractère éthique, mais il dépasse (d’une certaine manière) la simple alternative « morale » qui consisterait à choisir le bien ou le mal. Ici, ce qui est en jeu, c’est d’abord la question du choix entre « faire » et « ne pas faire » (v.21-23)... c’est la question de l’engagement concret pour prendre part au Royaume de justice, au monde nouveau de Dieu.
Aussi, on peut penser que ceux qui ont choisi la porte la plus large, le chemin le plus spacieux, ne sont pas seulement ceux qui ont choisi la facilité, qui ont suivi le plus grand nombre ou qui ont fait un mauvais choix (par paresse, indifférence, ou à cause de leurs soucis - cf. Mt 13, 18-23).
Mais il s’agit d’abord, pour Jésus - et c’est là que la radicalité de l’Evangile nous interpelle - de ceux qui ont choisi de « ne rien faire » pour répondre à la volonté de justice de Dieu... de ceux qui ont décidé de ne pas se préoccuper de ce qui préoccupe Jésus, justement : les petits (cf Mt 25, 40)... le Royaume et la justice de Dieu (cf. Mt 6, 33).
- Enfin, dans ces passages, le fond est celui d’un jugement, d’une mise en lumière des conséquences de nos choix. A l’alternative « faire » ou « ne pas faire » (la volonté de Dieu) correspond l’alternative « salut » ou « perdition », « vie » ou « mort ».

Autrement dit, à travers les images, les métaphores ou les paraboles que nous avons entendues ce matin (deux portes, deux chemins, deux arbres, deux fruits, deux maisons), Jésus nous dit - quelle que soit notre situation, quel que soit notre âge et notre parcours - qu’il est temps... qu’il est encore temps... pour nous d’opérer des distinctions et de faire des choix.
Car il est finalement question de vie ou de mort... de choix qui font vivre ou qui mènent dans une impasse. Il est question d’une promesse - d’une promesse de vie - qui nous est offerte... pourvu que nous écoutions les paroles de Jésus et que nous les mettions en pratique (cf. Mt 7, 24 ; voir aussi Jn 13,17).

Alors... ce matin... regardons ensemble un peu plus en détail ces passages :

* D’abord, nous avons l’image de deux portes qui mènent, chacune, à un chemin différent (v.13-14) : le premier est spacieux et courtisé, mais il conduit à la perdition ; le second est resserré et peu fréquenté, mais il mène à la vie.
Le thème des deux voies utilisé par Jésus (conduisant à la vie ou à la mort) n’est pas nouveau. On le retrouve dans le livre du Deutéronome (Dt 30,15s) ou celui du prophète Jérémie (Jr 21,8)[1], mais ici Matthieu nous donne trois indications intéressantes au sujet du chemin qui conduit à la vie : d’abord, il nous apprend qu’il est « resserré ». En réalité, le mot grec veut aussi dire « plein de tribulations », de difficultés, d’épreuves. Ensuite, il nous dit que ce chemin doit se « trouver »... donc qu’il faut vouloir le « chercher » (cf. Mt 7,7). Enfin, que peu de personnes le choisissent... et cela sans doute pour de bonnes raisons... car c’est un chemin difficile, qui nécessite une recherche personnelle... et l’audace de franchir un pas décisif, d’« entrer » (v.13) dans la Vie, dans le règne de Dieu.

Bien sûr, ce chemin évoqué par Jésus, est celui dont il parle dans tout son sermon sur la montagne : c’est le chemin des Béatitudes, du Royaume, de la Justice de Dieu... c’est le chemin de l’amour gratuit et inconditionnel, du don et du pardon, de l’humilité et du partage.
Jésus lui-même nous a montré ce qu’il en coûte de choisir ce chemin, qui nécessite de renoncer à soi-même (Mt 10, 38-39), à son auto-suffisance, à sa propre justice, à sa propre gloire... pour ne rechercher que celles de Dieu.

Si nous pouvons nous sentir interpellés par l’Evangile ce matin, c’est précisément en raison de ce choix que Jésus nous appelle à faire. Et à bien y regarder, je crois que dans notre monde d’aujourd’hui... peu de personnes osent répondre à l’appel de Jésus... à son exhortation à obéir... à quitter ses fausses sécurités pour suivre le Christ (chacun à sa manière et selon ses charismes)... à renoncer au monde de la possession et de la consommation, pour se rendre disponible à Dieu, pour se tourner vers l’autre, pour vivre dans le partage et la gratuité.

Et pourtant nous voyons bien que le chemin large et spacieux, celui que tente d’imposer à tous le modèle occidental (par son mode de vie consumériste), nous mène droit dans le mur, car il est fondé sur le profit personnel, l’égoïsme, l’accaparement et la convoitise.
Nous voyons bien que cette route large et spacieuse ne conduit pas à plus de justice, car elle fait peu de cas de l’intérêt général et du sort des plus faibles.
Elle aboutit, au contraire, le plus souvent à imposer sa loi à tous - celle du système marchand de l’échange, du « donnant-donnant »... celle de la rivalité et de la concurrence qui écrase sans considération - y compris ceux qui n’ont plus rien et qui sont condamnés à vivre sous la domination des plus puissants.

(D’une certaine manière, nous avons encore eu cette semaine une illustration des conséquences de ce système écrasant et absurde… à travers le désespoir qui a conduit un chômeur dans l’impasse, en fin de droits, à mettre fin à ses jours, en s’immolant devant une agence de Pôle Emploi à Nantes.)

Sans concession... il faut nous interroger sur le sort de notre monde et les valeurs qu’il véhicule, lorsque l’économie finit par prendre le pas sur l’humain.
N’y a-t-il pas là, d’une certaine manière, une nouvelle forme (perfide et cachée) d’esclavage et de servitude ? (Ne sommes-nous pas en train de revenir au temps des Hébreux en Egypte ?)
Qu’est-ce qui nous conduit à faire comme les autres ? à travailler le plus souvent sans sens, sans but, sans éthique... si ce n’est le profit ou la satisfaction des besoins que d’autres ont créés pour nous ?
Enfermés dans le mimétisme et la répétition, dans un système à bout de souffle, fondé sur la promesse d’une croissance impossible à tenir... ne sommes-nous pas les marionnettes, les pantins d’un système, qui manipule notre désir et nos illusions, pour nous faire croire que les temples de la consommation nous rendront finalement plus heureux que celui de Dieu ?

Dans la bouche des médias... des journalistes, des politiques, du grand public... la loi du marché est devenue « parole d’évangile », mais quelle Bonne Nouvelle... quelle Promesse... a-t-elle réellement à nous offrir... face à l’Evangile du Royaume, proclamé par Jésus ?

L’Evangile nous appelle à un travail de mise en lumière, pour discerner nos idoles contemporaines… nos dieux d’aujourd’hui (ceux de l’économie, de la croissance, de la performance, de la rentabilité)… qui s’inscrivent en fin, en but ultime… au lieu de rester simplement au stade de moyens, utiles pour s’orienter vers le monde de justice voulu par Dieu.

Nous voyons bien aujourd’hui quel est le chemin le plus spacieux et le plus fréquenté... et à quoi il conduit : grande richesse et profits exorbitants pour les uns, misère et précarité pour les autres... sans parler des conditions de vie et de la pollution suscitée par un monde fondé sur l’exploitation et l’accaparement des richesses et des biens.

Mais nous voyons bien aussi que les autres chemins qui se dessinent ne sont pas meilleurs :
Celui de l’extrémisme religieux, par exemple, fondé sur l’ignorance, l’obscurantisme et le fondamentalisme, conduit inévitablement à un ordre moral basé sur la violence et la privation des libertés.

Or, un monde sans liberté de conscience est tout aussi invivable qu’un monde en proie au dictat de la loi du marché. L’un et l’autre conduisent à la perdition comme le dit si bien l’Evangile.
C’est pourquoi Jésus nous propose une autre alternative, un autre monde pour aujourd’hui et pour demain : le monde nouveau de Dieu qu’il appelle le « Royaume de Dieu ».

Alors... il y a quand même une Bonne Nouvelle que Matthieu nous rappelle ce matin, malgré le constat alarmant qu’il dresse, en nous parlant d’un chemin étroit et peu fréquenté.
La voie que Jésus nous propose est certes peu pratiquée, mais elle n’est pas impraticable.
Si, ailleurs, Matthieu nous rappelle que « beaucoup sont appelés, mais que peu sont élus » (Mt 22, 14), cela veut dire, en réalité, que la grâce est offerte à tous, qu’elle est pour tous... mais qu’il faut une réponse active en retour... que, malheureusement, peu apportent.

Jésus nous appelle - une fois encore - à faire partie de ceux qui répondent à cette offre de Dieu... qui choisissent le chemin qui conduit à la Vie.
Il nous invite à nous laisser déplacer et orienter par Dieu... à vivre selon sa Parole, selon sa volonté... car c’est là, pour lui, que se trouve le chemin de la Promesse... le chemin de la vraie nouveauté.

Ce chemin... nous l’avons sûrement déjà emprunté ou croisé à un moment ou à un autre :
Combien de fois dans nos vies personnelles avons-nous été confrontés à des choix importants et difficiles à faire... et combien de fois… en ayant choisi ce qui nous semblait le plus « juste »… avons-nous pu constater, a posteriori, que le chemin parcouru n’était certes pas le plus simple, le plus facile… mais finalement celui qui nous a permis d’évoluer, de changer, de construire et de grandir.

Quoi qu’il en soit de nos chemins (tortueux ou rectilignes), Jésus nous invite à les vivre sous le regard de Dieu, à nous appuyer sur Lui, pour faire les bons choix, les choix qui font vivre... pour nous engager dans la concrétisation, dans la mise en pratique quotidienne des valeurs de l’Evangile... afin de prendre part au règne de Dieu, offert dès maintenant.

Oui… nous dit le Christ de Dieu, le porteur de l’Esprit… « Je suis le chemin, la vérité et la vie » (Jn 14, 6)… si vous suivez mes sentiers, si vous écoutez ma voix, si vous mettez mes paroles en pratique… alors… oui … vous aurez la vie… la vie en plénitude… la vie éternelle.

Alors… mon frère… ma sœur… choisis la Vie !
Amen.




[1] Voir aussi Ps 119, 29-30 ; Ps 139,24 ; Pr 12,28 ; Pr 14,12 ; Si 21,10 ; Sg 5,6-7.

dimanche 3 février 2013

Mt 7, 1-12


Mt 7, 1-12
Lectures bibliques : Mt 5, 17-20 ; Mt 7, 1-12 ; Rm 12, 12-21
Série de prédications sur Mt 5 à 7 (le sermon sur la montagne) : n°11 – Mt 7, 1-12
Thématique : la règle d’or… pour prendre l’initiative du don et du pardon… pour agir en faveur d’autrui… pour prendre part à l’esprit de gratuité qui appartient à Dieu.
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Marmande, le 03/02/13.

* « Cherchez d’abord le Royaume et la justice de Dieu » (Mt 6, 33).
De façon répétée dans le sermon sur la montagne, Jésus nous rappelle que la volonté de Dieu est que nous recherchions la justice… mais pas n’importe quelle justice : « la justice de Dieu »… une justice qui nous invite à nous calquer sur l’action de Dieu, sur sa bonté gratuite et inconditionnelle… une justice qui nous appelle à prendre modèle sur l’amour de Dieu qui donne sans compter (cf. Mt 5, 43-48), sur sa miséricorde qui pardonne nos fautes, sur l’esprit de gratuité qui est le sien.[1]

Le programme du sermon sur la montagne est annoncé dès le début par Jésus qui vient nous expliquer comment accomplir la volonté de Dieu :
« N’allez pas croire que je sois venu abroger la Loi et les Prophètes. Je ne suis pas venu abolir, mais accomplir » (Mt 5, 17).
Et ce programme trouve sa conclusion dans la règle d’or que nous venons d’entendre :
« Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faîtes-le vous-mêmes pour eux : c’est la Loi et les Prophètes » (Mt 7, 12).

Il s’agit là, pour Jésus, du sommaire de la volonté de Dieu.
Alors, il faut nous interroger sur la manière de comprendre cette règle d’or.

D’abord, il faut dire que cette règle d’or était déjà courante dans le judaïsme, mais elle était connue dans sa formulation négative :
« Ce que tu n’aimes pas (ce qui ne te plaît pas), ne le fais à personne » (Tb 4, 15).
« Ce que tu ne voudrais pas que l’on te fît, ne l’inflige pas à autrui » (Hillel).[2]

On peut considérer cette règle comme une exégèse du commandement d’aimer son prochain comme soi-même.
Que signifie « comme soi-même » ? Ce que tu ne veux pas qu’on te fasse, ne le fais pas aux autres.

Il s’agit là d’une éthique de la réciprocité qui est, en réalité, commune à la sagesse des grandes religions.[3]
- Ainsi, dans le bouddhisme : « Ne blesse pas les autres de manière que tu trouverais toi-même blessante ».[4]
- Dans l’hindouisme : « Ceci est la somme du devoir ; ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'ils te fassent ».[5]

Mais, il y a une différence notable dans l’enseignement de Jésus : C’est le passage d’une formulation négative à une formulation positive, qui n’est attestée nulle part ailleurs que dans l’Evangile (voir Lc 6, 31).

Il s’agit désormais de prendre l’initiative du bien… de dépasser la logique de la réciprocité, qui consisterait simplement à attendre ou à répondre à l’autre en miroir, en symétrie, dans le système de l’échange, du calcul, du « donnant-donnant ».

Pour Jésus, il s’agit bien plutôt de prendre les devants, de s’inscrire dans l’initiative du don, de vivre dans la gratuité, sans attendre de retour, sans calculer le profit de nos faits et gestes, sans simplement répondre proportionnellement aux actes d’autrui.

En bref… nous devons faire aux autres comme nous voudrions que l’on nous fasse… mais en agissant d’abord… et sans calculer le profit que nous pourrions en tirer. 

* Alors… questions légitimes que nous pouvons nous poser : pourquoi prendre un tel risque (celui d’aller vers les autres et parfois de se casser les dents) ?… pourquoi prendre l’initiative d’une relation positive à autrui ?… pourquoi agir en faveur de l’autre, de façon inconditionnelle et unilatérale ?

L’évangile nous donne plusieurs éléments de réponse :

- D’une part, parce que c’est la volonté de Dieu, comme nous le rappelle Jésus.

Précisément, pour Jésus, la réciprocité n’est pas le seul critère de l’altruisme. Ce qui motive l’initiative positive en faveur de l’autre, c’est le bien… la volonté de Dieu… Dieu lui-même.
Il s’agit d’agir à la manière de Dieu… c’est-à-dire avec bonté [6]… gratuitement, sans condition, de façon unilatérale… sans se préoccuper du retour ou du profit que peut générer un tel comportement.[7]

- D’autre part, parce que cette attitude est source de changement et de transformation.
Ce n’est pas en reproduisant le comportement traditionnel et ancestral de l’individualisme, de l’égoïsme, du « chacun pour soi » ou du « moi d’abord » que nous pourrons contribuer et participer à la construction du monde nouveau de Dieu, de ce Royaume de Dieu… de justice et de paix que Dieu veut pour nous.

Bien au contraire… c’est seulement en prenant l’initiative de l’amour du prochain, en commençant à agir gratuitement, sans condition et même de façon unilatérale, que nous pourrons faire changer les mentalités et les comportements autour de nous.

Le monde a besoin de prophètes, de sages, de Chrétiens, d’hommes et de femmes qui osent prendre l’initiative du bien, du don et de la gratuité… il a besoin, tout simplement, d’« enfants de Dieu » qui osent vivre à l’image et à la ressemblance de leur Père céleste… pour montrer qu’il est possible d’agir autrement, en dépassant la logique de la symétrie et de la réciprocité… la logique qui considère uniquement la relation à l’autre dans le sens commercial du « donnant-donnant ».

- Enfin… troisième raison pour agir de la sorte : simplement la fraternité… parce que l’autre est un frère… ton frère / mon frère… même s’il ne se comporte pas toujours comme tel.

En ce sens, le taoïsme a une très belle formule pour nous appeler à agir en faveur de l’autre… du prochain :
« Regarde le gain de ton voisin comme ton propre gain, et la perte de ton voisin comme ta propre perte ».

L’idée sous-jacente à cette affirmation est que je partage un lien de solidarité, de fraternité inaltérable avec mon prochain.
On pourrait dire, en quelque sorte, que je partage un destin commun avec mon frère en humanité, car nous sommes tous « enfants de Dieu ».
C’est en ayant conscience de cette communion de destin – et de salut – que je peux changer de regard et ne plus voir l’autre comme un concurrent, un adversaire, un ennemi, mais comme un proche, un frère, qu’il m’est donné d’aimer… un frère envers lequel j’ai une responsabilité.
C’est en ayant ce regard, cette conscience altruiste, que je peux envisager comme un gain ce qui est gain pour lui, et inversement.

Loin de la logique économique, boursière ou utilitariste – où il y a toujours un gagnant et un perdant – ce nouveau regard de bienveillance et d’amour que Jésus nous invite à porter sur l’humanité et sur notre prochain promeut la coopération, l’empathie et la compassion.
Et c’est ainsi – comme le dit Paul – que je peux me réjouir avec celui qui est dans la joie, pleurer avec celui qui pleure (cf. Rm 12, 15).
C’est ainsi que je peux même être « vainqueur du mal par le bien » (cf. Rm 12, 21)

En ce sens – et pour poursuivre notre panorama des religions – le taoïsme ajoute : « Le sage n'a pas d'intérêt propre mais prend les intérêts de son peuple comme les siens. Il est bon avec le bon ; il est également bon avec le méchant, car la vertu est bonne. Il est croyant avec le croyant ; il est aussi croyant avec l'incroyant, car la vertu est croyante. »[8]

Nous ne sommes pas loin de l’appel de Jésus, qui nous invite à aimer jusqu’à aimer nos ennemis… qui nous exhorte à imiter Dieu, pour devenir véritablement ses fils et ses filles :
« Vous avez entendu qu'il a été dit : “Tu dois aimer ton prochain et haïr ton ennemi.” Eh bien, moi je vous dis : aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent. Ainsi vous deviendrez les fils de votre Père qui est dans les cieux. Car il fait lever son soleil aussi bien sur les méchants que sur les bons, il fait pleuvoir sur ceux qui lui sont fidèles comme sur ceux qui ne le sont pas. […] Soyez donc parfaits, tout comme votre Père céleste est parfait. » (cf. Mt 5, 43-48).

* Nous connaissons bien cette exhortation de Jésus qui nous invite à dépasser la réciprocité et à prendre les devants de l’amour fraternel, de façon inconditionnelle et gratuite.
Et je crois que c’est bien en ce sens qu’il faut entendre la règle d’or… une règle que finalement nous connaissons tous… mais que nous avons bien du mal à vivre dans notre quotidien, à commencer peut-être avec nos proches… notre famille.

Nous savons qu’il n’est pas toujours facile de prendre l’initiative du bien en faveur de nos proches, de dépasser les vieux réflexes, les mécanismes d’auto-défenses… alors que de nombreux freins surgissent ou reviennent à la surface dans certaines situations : non-dits, manques de communication, impatiences, habitudes, comportements familiaux répétitifs ou conflictuels, etc.

Je crois que cette difficulté que nous pouvons ressentir… pour arriver à dépasser des comportements bien enracinés en nous (qu’ils soient ou non de notre fait)… vient de notre présomption à y parvenir par nos propres forces… comme si nous pouvions par nous-mêmes surmonter les freins intérieurs à l’amour que sont l’amour-propre, l’orgueil… ou notre volonté d’avoir toujours raison.

Nous savons qu’il a parfois en nous des sensibilités, des fragilités, des blessures qui nous font réagir différemment de ce que nous voudrions… et qui nous empêchent de répondre positivement à la loi d’amour que Jésus nous invite à vivre.

Alors, pour parvenir à surmonter ces freins, ces blessures, ces réactions… pour suivre le chemin que Jésus nous indique… il faut parfois accepter d’abandonner quelque chose… de lâcher prise… il faut accepter de demander l’aide de Dieu, de lui faire pleinement confiance.
En ce sens, Jésus nous invite à nous confier à notre Père céleste, à prier, à demander, à chercher, à l’appeler (cf. Mt 6,6 ; 7,7-11).

* A vrai dire, ce n’est pas seulement au niveau de nos relations interpersonnelles que nous avons du mal à vivre ce que Dieu attend de nous. A bien y regarder, c’est à une échelle beaucoup plus vaste.

En effet… la règle d’or est bien connue dans le monde entier.
Elle a été proclamée et utilisée tout au long de l’histoire, par exemple, comme un slogan anti-esclavagiste par les Quakers, lorsqu'ils découvrent le sort des noirs en Amérique.

Aux Etats-Unis, cette règle a donné lieu à une abondante littérature, y compris dans le domaine du management[9] et même de la politique, dans les discours présidentiels de John Kennedy ou de Barack Obama.[10]

Et pourtant, on peut s’interroger sur sa mise en pratique :
Bien des pays occidentaux – comme la France et les Etats-Unis (pour ne citer qu’eux) – du fait de leur modèle de vie consumériste, fondé sur l’exploitation des ressources et des richesses, en vue de promouvoir la consommation et le profit – imposent indirectement aux autres, aux populations locales d’autres pays (encore aujourd’hui au 21e siècle) des conditions de vie et une emprise sur l’environnement qui ne sont pas dignes de l’éthique de fraternité et d’altruisme qu’exprime la règle d’or. 

Et puisqu’il s’agit, à travers cette règle, d’envisager un retournement… de se mettre à la place de l’autre… je ne suis pas sûr – par exemple – que, nous français, nous aimerions vivre ce que nous imposons aux autres en Asie (en Chine, en Inde ou au Bangladesh), du fait de nos besoins économiques ou énergétiques, en matière de mode vie, de rythme et de conditions de travail… sans parler de l’exode rural et de la pollution environnementale créée sur place par notre modèle de vie occidental.

Cela nous rappelle, bien sûr, que nous pouvons toujours agir, à titre individuel, en tant qu’acteurs économiques ou en tant que Chrétiens, en faisant des choix, dans notre manière de vivre et de consommer (localement et avec sobriété)… en modifiant nos mentalités et nos comportements… qui ont un impact sur les autres, à l’autre bout de la planète… et qui ne sont pas générateurs de « justice » – de cette justice voulue par Dieu – … mais cela nous montre aussi combien nous pouvons facilement juger les autres, alors que nous-mêmes avons tant de mal à prendre l’initiative du bien, à appliquer la règle d’or, dont Jésus nous dit pourtant qu’elle résume la Loi et les Prophètes.

* Ce constat nous conduit à examiner cet autre passage que nous avons entendu ce matin… et qui nous appelle à ne pas porter de jugement, de condamnation envers autrui :
« Ne vous posez pas en juges, afin de n'être pas jugés ; car c'est de la façon dont vous jugez qu'on vous jugera, et c'est la mesure dont vous vous servez qui servira de mesure pour vous » (Mt 7, 1-2).

Le principe évangélique annoncé correspond au principe rabbinique de la « mesure pour mesure » : « C’est avec le mètre avec lequel un homme mesure, qu’il sera lui-même mesuré ».[11]
En évoquant ce principe, Jésus veut nous appeler à la générosité et à la cohérence.
En effet… comment un homme pourrait-il faire appel à la bonté et à la générosité de Dieu, ou à celles de son frère, s’il n’est pas lui-même généreux quand il donne aux autres ?
Comment un homme pourrait-il invoquer l’amour de Dieu, son esprit de don et de gratuité, si lui-même refuse de vivre et de partager cet esprit avec autrui ?

Cette leçon correspond à la 2ème demande de la prière dominicale (dans le Notre Père) : « Remets-nous nos dettes » : « pardonne-nous nos torts envers toi, comme nous-mêmes nous avons pardonnés à ceux qui avaient des torts envers nous » (Mt 6, 12 ; voir aussi son commentaire en Mt 6, 14-15).[12]

C’est lorsque que nous acceptons de vivre sous la grâce… lorsque nous faisons preuve de libéralité, de générosité et de pardon à l’égard des autres… que nous pouvons demander à Dieu de nous pardonner, de remettre notre dette, notre péché… que nous pouvons solliciter sa grâce à notre égard.
De même, c’est parce que nous pardonnons les offenses de notre prochain que nous pouvons espérer obtenir le pardon d’autrui lorsque nous l’offensons.

Pour Jésus – et c’est un raisonnement logique – le jugement et la condamnation du frère sont incompatibles avec l’esprit de don et de gratuité qui appartient à Dieu.
Se couper de cet esprit pour son frère… lui refuser la grâce… c’est implicitement la refuser pour soi-même.
Il ne peut pas y avoir deux poids deux mesures, mais une seule mesure : Celle que nous choisissons de vivre avec l’autre est celle que nous choisissons pour nous-mêmes.

C’est pourquoi, Jésus nous appelle à agir avec largesse, avec clémence et grâce vis-à-vis de notre prochain. « Heureux les miséricordieux : il leur sera fait miséricorde » (Mt 5, 7) nous rappellent les béatitudes.[13]

Alors… au lieu de vouloir juger et condamner autrui[14]… Jésus nous appelle à la miséricorde… et il nous invite, en premier lieu, à nous examiner nous-mêmes, à faire notre « auto-critique ».
Ainsi, nous éviterons de voir la paille dans l’œil du voisin, alors qu’une poutre se trouve dans le nôtre (cf. Mt 7, 5).

Cette image de la « poutre qui est dans l’œil »[15] renvoie à la nécessité d’avoir un œil simple et bienveillant – un œil bon[16] – capable de regarder un frère sans envie (sans cupidité, sans jalousie) et de supporter ses imperfections, qui sont « un fétu de paille » au regard des nôtres.

Et finalement… cela nous renvoie aussi à la règle d’or, qui implique de prendre l’initiative du pardon… de pardonner autrui, comme nous aimerions nous-mêmes être pardonnés… et comme nous le sommes – et nous le serons – par Dieu.

Conclusion : Alors… chers amis, frères et sœurs… pour conclure… que pouvons-nous retenir de ce passage du sermon sur la montagne ?

- D’abord que les impératifs rappelés par Jésus sont fondés sur une promesse… la promesse d’une réponse prévisible de Dieu notre Père : Qui ne juge pas ne sera pas jugé, qui demande reçoit, qui cherche trouve, à qui frappe on ouvre la porte (Mt 7,1b // Mt7, 7b).

- Ensuite, nous pensons parfois que les impératifs que Jésus nous donne, sont difficiles, voire impossibles à mettre en pratique.
En réalité, tout cela est possible… tout ces impératifs sont applicables dans la vie quotidienne, à condition – nous dit Jésus – que nous ne pensions pas y parvenir seuls, par nos propres forces, mais que nous placions toute notre confiance dans la bonté de Dieu (cf. Mt 7, 11).

La bonté du Père céleste est précisément la raison de notre confiance. Elle nous donne l’assurance que nous pouvons à chaque instant demander, chercher, frapper… solliciter son aide et son soutien… car nous sommes aimés, attendus et entendus par Dieu.

- Enfin, Jésus nous invite à prendre modèle sur l’amour de Dieu.
En nous rappelant la règle d’or de façon positive, il nous appelle à prendre l’initiative de l’amour… à donner aux autres des « choses bonnes », nous qui sommes parfois « mauvais »[17]… à offrir « le meilleur de nous-mêmes »… dans l’assurance que Dieu nous donne – et nous donnera encore – ce qu’il y a de bon, de meilleur : l’amour d’un Père pour ses enfants[18].
Amen.


[1] Il faut se souvenir que les antithèses du sermon sur la montagne avaient défini la justice comme perfection de la miséricorde et de l’universalité de l’amour (Mt 5,21-48) : le sens de la loi comme expression de la volonté de Dieu était l’invitation à passer du système de l’échange à l’esprit de la gratuité et du don.
[2] Talmud de Babylone, traité Shabbat 31a.
[3] Outre le bouddhisme ou l’hindouisme, on la retrouve aussi dans le confucianisme : « Ce que tu ne souhaites pas pour toi, ne l'étends pas aux autres ».
[4] Udana-Varga  (5 : 18)
[5] Mahabharata  (5 : 15 : 17)
[6] Dans le sermon sur la montagne, Jésus ne cesse de rappeler la bonté de Dieu : cf. Mt 5,45 ; 6,8 ; 6,32 ; 7,11.
[7] D’une certaine manière, la règle d’or a été reformulée par Emmanuel Kant sous forme d’impératif catégorique : « Agis seulement d'après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle » (cf. Fondation de la métaphysique des mœurs, in Métaphysique des mœurs, I, Fondation, Introduction, trad. Alain Renaut, p. 97). Au delà de son caractère universel, cet impératif implique de ne jamais considérer l’autre comme un « moyen » – donc de rejeter toute approche objectivante, utilitariste ou mercantile de la personne de l’autre – mais comme un « sujet » à part entière, comme une « fin » en soi. En ce sens, Kant écrit : « Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen » (cf. Fondation de la métaphysique des mœurs, in Métaphysique des mœurs, I, Fondation, Introduction, trad. Alain Renaut, p. 108).
Mais ce qui a été reproché à Kant (parmi les critiques contre l’impératif catégorique), c’est de réduire cet impératif à une action morale faite par devoir et uniquement par devoir. En effet, l’intention morale kantienne trouve son ressort dans la dignité morale. Mais pourquoi rechercher une telle dignité, si ce n'est que la dignité recherchée est celle qui convient à l’être humain, en tant qu’il est meilleur pour lui de s’accomplir en agissant selon la vertu. Pour servir de fondement à une pratique réelle, pour que la morale kantienne puisse être une morale praticable, il faut qu’il y ait une motivation. Chez Platon, c’est la poursuite du bien qui motive l’agir. Il en est de même pour les Chrétiens, mais pas seulement. Pour eux (pour nous Chrétiens), c’est une altérité (Dieu) qui constitue le fondement de cet agir. Pour exprimer l’altérité de ce fondement, les croyants affirment que c’est la volonté de Dieu (révélée dans les Ecritures et en Jésus Christ) qui constitue le fondement de la règle d’or. Cette règle correspond à une vocation (à un appel, à ce que Dieu attend de nous). Elle s’enracine dans une promesse : celle d’un bonheur lié à l’accomplissement de la justice (la justice de Dieu), comme le révèlent les Béatitudes (cf. Mt 5, 1-12). Elle s’enracine dans une espérance : le Royaume de Dieu, le monde nouveau de Dieu (un monde de Justice et de Paix), dont nous sommes appelés à être les ouvriers.
Le message essentiel du sermon sur la montagne est la révélation du sens et de l’intentionnalité de la loi que le Père céleste a donnée comme promesse.
[8] Dao De Jing, Chapitre 49.
[9] Cf. Arthur Nash, J.C.Penney.
[10] Cf. Discours présidentiels de John Kennedy contre la ségrégation raciale (1963) et de Barack Obama au Caire (juin 2009) et à Oslo (décembre 2009).
[11] Cf. Sotà I, 7
[12] Mt 6, 14-15 : « En effet, si vous pardonnez aux hommes leurs fautes, votre Père céleste vous pardonnera à vous aussi ; mais si vous ne pardonnez pas aux hommes, votre Père non plus ne vous pardonnera pas vos fautes ».
[13] Voir aussi Jc 2, 13 ; Mt 18, 23-35.
[14] En réalité, il faudrait faire une distinction entre « juger » (juger-apprécier) et « condamner ». A travers cet impératif (Mt 7, 1), il semble que Jésus nous appelle surtout à ne pas condamner. (Dans l’évangile de Jean (cf. Jn 8, 11), par exemple, lorsque Jésus rencontre la femme adultère, d’une certaine manière, il met à jour une vérité : son péché ; il opère un jugement sur la situation. Mais il ne condamne jamais ; il n’enferme jamais la personne dans sa faute.) « Ne pas juger » n’implique pas de renoncer à l’esprit critique et à l’exercice du discernement, mais signifie « ne pas condamner », ne pas emprunter une attitude objectivante qui réifie le frère pour le juger, le chosifier, l’enfermer, le classer définitivement dans la catégorie des « méchants » ou des « ennemis ».
[15] Cf. Mt 7, 1-5.
[16] Cf. Mt 6, 22-23.
[17] Cf. Mt 7, 11.
[18] Cf. Mt 7, 7-11.