dimanche 23 septembre 2012

Lc 17, 11-19

Lc 17, 11-19
Lecture biblique : Lc 17, 11-21
Thématique : la foi : un chemin de confiance, de conversion et de reconnaissance qui conduit au salut.
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Marmande, le 22/09/12 & Tonneins, le 23/09/12.

Le texte de la guérison des dix lépreux nous offre aujourd’hui de méditer sur deux gros mots de la théologie : le « salut » et la « foi ».

« Va… ta foi t’a sauvé ! » (v.19) dit Jésus au Samaritain.
Qu’est-ce qui distingue la foi du Samaritain de celle des neuf autres lépreux également guéris ?

Pour s’en rendre compte, il faut reprendre le fil de l’histoire.
Celle-ci se déroule en deux temps :

- La 1ère partie place Jésus face à dix lépreux (v.12-14).
En Israël, la lèpre était considérée comme une impureté.
Le prêtre qui la diagnostiquait ordonnait la mise à l’écart du malade. Un rituel marquait le départ du lépreux hors de la communauté « saine » (cf. Lv 13).
En cas de guérison, le lépreux guéri devait être examiné par un prêtre et se conformer à un autre rituel préconisé par la Loi de Moïse. Une fois déclaré pur, il pouvait être réintégré dans sa famille (cf. Lv 14).
Comme cela leur était imposé du fait de leur état, les lépreux devaient se tenir à une certaine distance des « biens portants ». Ils vivaient ainsi exclus, coupés des autres, amputés dans leur vie relationnelle et sociale.

Les dix hommes se tiennent donc « à distance » de Jésus (v.12) et l’interpelle (v.13).
Ils en appellent à sa compassion : « Jésus, Maître, aie pitié de nous »[1].
Cette demande montre que les hommes croient au pouvoir de guérison de Jésus.
Elle révèle la confiance initiale des dix lépreux.

En les voyant – en les regardant avec compassion – Jésus répond à leur appel et à leur confiance, par un appel plus fort encore à garder confiance.
Il ne leur promet pas la guérison, mais leur indique le chemin à emprunter pour y accéder.
Il les invite à croire à leur guérison dès maintenant et les envoie se présenter aux prêtres, qui pourront les examiner.
D’une certaine manière, Jésus les renvoie à leur quotidien : à faire ce qu’ils devraient faire s’ils étaient déjà purifiés.
On peut lire dans cette réponse à la fois un encouragement et une épreuve. En les envoyant se montrer aux prêtres avant leur guérison, Jésus leur donne une direction (alors qu’ils n’en avaient aucune), il leur donne une espérance (alors qu’ils n’en avaient plus). En même temps, Jésus teste leur foi, leur confiance en sa parole.

La suite du récit montre qu’ils ont eu raison de se fier à la parole de Jésus, puisqu’en s’en allant sur le chemin qui les conduit aux prêtres, ils se trouvent purifiés (v.14). Ils se rendent comptent qu’ils sont « en règle », que tout est rentré dans l’ordre, qu’ils sont guéris.

- La 2nde partie du récit décrit le retour du Samaritain guéri auprès de Jésus (v.15-19).
Dans cette seconde partie, nous apprenons qu’un des hommes fait demi-tour, que cet homme est un étranger (v.18), un Samaritain (v.16).
A cette époque, les Samaritains étaient des voisins et des cousins des Juifs : des cousins suspects et méprisés des Juifs.
A la suite de l’exil et des déportations, des peuplades étrangères étaient venues s’installer en Samarie, amenant avec elles leurs dieux. Les populations avaient été mélangées et les pratiques religieuses étaient devenues différentes.
Les Samaritains n’appartenaient pas au judaïsme proprement dit, mais leur foi était vraisemblablement assez proche. Ils affirmaient descendre de deux tribus d’Israël (Ephraïm et Manassé) et prétendaient être les seuls continuateurs de la foi israélite.
Ils adoraient le même Dieu. Leur foi reposait sur la Torah (le Pentateuque, c’est-à-dire les 5 premiers livres de notre Ancien Testament) et sur Moïse, reconnu comme seul prophète.
(Leur centre religieux n’était pas Jérusalem, mais le mont Garizim.)

Alors… pourquoi préciser que le seul homme qui revient vers Jésus est un Samaritain ?
En nous livrant ce détail, l’évangéliste Luc souligne deux choses : D’une part, il signale que la grâce de Dieu n’a pas de frontières… que l’amour de Dieu, manifesté en Jésus Christ, brise les barrières religieuses et a une dimension universelle.
L’Evangile (la Bonne Nouvelle du salut) n’est pas seulement destiné aux Juifs, mais à toutes les nations.
D’autres part, il veut souligner que les Samaritains et les païens répondent souvent avec plus de foi et de reconnaissance à l’appel de l’Evangile que les Israélites eux-mêmes, appelés les premiers.

En mettant en avant l’attitude du Samaritain, seul, à côté des neuf autres, Luc établit un contraste. Il nous montre que si neuf des dix lépreux considèrent que leur guérison va de soi, un seul s’arrête et prend véritablement conscience qu’il est guéri.
Ici, le texte grec utilise le même mot que celui employé pour Jésus : Comme Jésus avait regardé les lépreux, à présent le Samaritain se regarde : il se regarde avec les yeux de Jésus, avec des yeux accueillants, emprunts d’amour, d’acceptation et de reconnaissance.
Il constate non seulement qu’il a été purifié, mais qu’il a recouvré la santé, qu’il est délivré de sa maladie, de la raison profonde de son refus de lui-même, libéré des blessures de sa honte.

Ce qui a changé, c’est son propre regard sur lui-même.
Le Samaritain reçoit sa « purification » comme un signe de libération, comme le signe de la grâce qui brise les déterminismes dans lesquels il était enfermé.
L’homme n’est plus réduit à n’être qu’« un  lépreux ». Il se voit maintenant comme il ne s’était jamais vu. Il peut désormais s’accepter et cela change tout.
Rentrant en lui-même, l’homme fait demi-tour. Il retourne sur ses pas… mais différemment… il est transformé.
Alors… il laisse tomber toutes les autres réalités : le groupe, la Loi, la religion, les rites et lui-même : il se laisse tomber à genoux face contre terre, pour rendre grâce, pour donner gloire à Dieu seul.
Voilà le miracle, la transformation opérée dans la foi !
Dans la foi, l’homme est renouvelé en profondeur, son regard a changé.
Il a pris conscience que sur son chemin tout ordinaire, Dieu est présent à ses côtés, qu’il est capable de créer en chacun de nous l’extraordinaire, de nous guérir, de nous délivrer, de nous transformer, pour nous rendre à notre véritable humanité, pour nous unifier et nous réconcilier.

Ce qui distingue l’attitude du Samaritain de celle des autres lépreux guéris, c’est – je crois – deux choses : la conversion (1) et la reconnaissance (2)  :

(1) Prenant conscience de sa guérison, le premier mouvement de cet homme est celui d’un retour sur soi et d’un demi-tour, signe de conversion.
Le texte nous dit que le lépreux guéri revient sur ses pas, mais le verbe grec (v.15), associé à la joie et à la louange, suggère ici une réalité spirituelle : le Samaritain intériorise sa guérison, approfondit sa foi et achève sa conversion.

(2) Cette prise de conscience le conduit à un changement de compréhension de lui-même et de son rapport à Dieu.
Il conduit l’homme à une double reconnaissance : reconnaissance et identification de Dieu comme auteur et source de sa guérison ; reconnaissance et remerciement envers Jésus comme porte-parole et médiateur de cette guérison.
Le texte nous dit que l’homme rend gloire à Dieu à pleine voix (v.15) et qu’il tombe à terre « aux pieds » de Jésus pour lui rendre grâce (v.16).
Ce mouvement traduit une proximité nouvelle avec Jésus. Au départ les dix lépreux avait interpellé Jésus « à distance ». A l’issue d’un cheminement de foi, le Samaritain a désormais rencontré le Christ de façon personnelle et intime.

« Relève-toi, va… ta foi t’a sauvé ! » (v.19)

Tous ont montré une confiance initiale, tous ont été « purifiés »… et pourtant seul le Samaritain entend résonner cette affirmation de la part de Jésus… seul le Samaritain semble avoir été « sauvé », changé, transformé en profondeur, au-delà du rétablissement physique.

La conclusion de ce récit nous fait comprendre une chose importante :
Si la foi, la confiance initiale, ne s’accompagne pas d’une véritable conversion, d’un retournement, d’un changement de vie, par lequel l’homme modifie ses représentations, pour vivre dans la reconnaissance à l’égard de Dieu… elle est insuffisante… elle reste « à distance ».
Si la foi reçue comme un don n’est pas aussi apprise, appropriée, intégrée… si elle ne concerne pas notre existence toute entière, dans toutes ses dimensions… elle n’est pas pleinement opérante.
Elle demeure accrochée au miracle et ne s’élève pas jusqu’au salut, jusqu’à la transformation de la personne dans toutes ses composantes, dans son cœur et dans son âme.

Alors… pour aller un peu loin… à l’appui de ce récit… quelle définition pourrions-nous donner du salut et de la foi ?

On peut comprendre le mot « salut » à partir du latin « salvus » qui veut dire « guéri ».
Le salut est un processus de guérison, de délivrance, de libération.
Mais de quelle guérison s’agit-il ?
A travers ce récit, nous voyons que le salut ne désigne pas seulement une guérison physique ou physiologique du corps (une purification). Plus fondamentalement, il s’agit d’une guérison du cœur et de l’âme : une guérison de la personne toute entière, qui implique un déplacement du sujet dans sa propre compréhension de lui-même, de Dieu et du monde.
Pour être véritablement « salut » et pas seulement « guérison d’un symptôme », la guérison du corps nécessite une guérison du cœur.

D’autre part, on peut comprendre le mot « foi » à partir du grec « pistis » ou du latin « fides ». La foi désigne un mouvement de confiance et de fidélité.
Mais la foi se limite-t-elle à la confiance ?
L’attitude du Samaritain et son dialogue avec Jésus nous montrent que la foi ne désigne pas seulement la confiance, mais également un mouvement de retour sur soi, de conversion, et un mouvement de reconnaissance, permettant une transformation de la personne toute entière.

« Va, ta foi t’a sauvé ! » (v.19)

Comment comprendre ce raccourci théologique ?
Est-ce la foi qui sauve, la grâce de Dieu ou les deux ?

Dans notre passage, l’évangéliste Luc met l’accent sur l’aspect réceptif et participatif du salut offert par grâce :

Premièrement, le salut est l’œuvre de Dieu. Il nous est offert par grâce. C’est l’aspect objectif du salut.
Deuxièmement, nous pouvons le recevoir dans la foi… par le moyen de la foi. C’est l’aspect réceptif du salut.
Mais cet aspect réceptif comprend lui-même un autre aspect : un aspect participatif.
Recevoir la grâce de Dieu dans la foi implique d’y prendre part, de l’accepter dans son existence et de se laisser transformer par elle.

Dieu est l’auteur de la foi, mais chacun de nous en est acteur : il revient à chacun d’accepter le don qu’il lui est offert et de se laisser saisir par lui.

C’est précisément ce point que notre récit met en lumière.
A travers ce qui se passe avec le Samaritain, nous pouvons comprendre que le salut – la guérison de la personne toute entière – ne va pas sans un cheminement personnel, sans un mouvement de relecture et de retour sur soi, permettant de changer nos représentations, de nous libérer de ce qui nous enferme, des blessures et des fausses images de nous-mêmes, pour nous abandonner dans la confiance et la reconnaissance envers Dieu.

La foi, c’est ce chemin de confiance, de conversion et de reconnaissance. C’est une dynamique de vie, une « puissance de résurrection » (Ph 3, 10) qui conduit à une transformation de notre personne, de notre être relationnel.
Ce processus de transformation est un processus de guérison, de libération… de salut.

Conclusion :

Alors, Frères et Sœurs, avec quoi pouvons-nous repartir aujourd’hui, aux termes de cette méditation ?

Une chose me semble particulièrement intéressante et étonnante dans ce récit de guérison, c’est que Jésus renvoie les lépreux aux prêtres (v.14), c’est-à-dire à leur quotidien.

Si on regarde la méthode thérapeutique de Jésus, on peut constater qu’il envoie les lépreux sur le chemin prescrit par la loi et la religion.
Il les invite à vivre simplement leur quotidien selon les préceptes de la religion et les traditions attachées à leur foi ; à dire la prière matin et soir, à accomplir les rites prescrits.

Cela nous montre une chose : c’est que la foi se vit dans le quotidien de l’existence.
Pour Jésus, c’est sur ce chemin simple et ordinaire que la métamorphose peut avoir lieu, que nous pouvons changer, nous transformer.

Mais comment vivre une telle conversion ?
L’Evangile nous invite simplement à suivre l’exemple du Samaritain : prendre du temps pour revenir en nous-mêmes, pour ouvrir et relire le livre de notre vie, pour y discerner les traces de la présence de Dieu, pour changer de regard sur la vie… sur notre existence.

La foi : c’est d’abord une question de regard.
C’est ce qui peut arriver quand on se penche sur le chemin parcouru et qu’on commence à regarder en arrière, à découvrir que quelque chose s’est passé en soi et pour soi.
C’est une prise de conscience, dans l’après coup… de quelque chose – ou plutôt de quelqu’Un – qui était déjà là au départ, qui nous accompagnait sur notre route.

C’est dans le quotidien ordinaire que nous pouvons réfléchir à notre parcours, prendre du recul, accueillir la Parole de Dieu et la Bonne Nouvelle de son salut, nous laisser transformer par son Esprit d’amour, pour vivre réconciliés avec nous-mêmes, avec Dieu et avec les autres.

Alors… quand la métamorphose s’opère peu à peu… il importe de remercier Dieu et de ne pas sombrer dans la banalité du quotidien.
L’Evangile nous enseigne à accomplir nos tâches ordinaires avec reconnaissance, car c’est grâce à elle que nous prenons conscience de la transformation et de la guérison intérieure que Dieu opère progressivement en nous.

Faire notre ordinaire, en s’enracinant dans la confiance, en nous laissant transformer par l’amour de Dieu, en vivant dans la reconnaissance, c’est le chemin que nous propose Jésus : un chemin de guérison.
Amen.


[1] Leur interpellation rappelle le langage des Psaumes. Elle peut nous faire penser à la prière de l’homme accablé, qui appelle au secours son Seigneur : « Seigneur, aie pitié de moi… guéris mon âme » (Ps 41, 5)… « purifie-moi de mon péché » (Ps 51, 3-4).

dimanche 9 septembre 2012

Lc 18, 1-8


Lc 18, 1-8
Lectures bibliques : Si 35, 16b-26 ; Lc 11, 5-13 ; Lc 18, 1-8
Volonté de Dieu : Rm 12, 12 ; 1 Th 5, 16-17
Thématique : Mettre notre espérance et notre confiance en Dieu ; par la prière, découvrir la paix et la guérison que Dieu nous offre.
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 09/09/12.

Le croyant d’aujourd’hui comme celui d’hier est confronté à un double risque dans sa relation à Dieu : - le risque intérieur du doute et de la lassitude : le découragement dans la prière… pourquoi prier, à quoi bon ?... - et le danger extérieur : celui des distractions mondaines, qui nous détournent de Dieu et de la préoccupation de notre prochain… autrement dit, de la recherche du Royaume de Dieu et de sa justice (cf. Mt 6, 33).

Ce double danger était déjà ressenti par les premières communautés chrétiennes.
Celles-ci attendaient la parousie, la venue du Seigneur.
Mais face à longue attente de son retour, au délai décevant pour ceux qui attendaient le retour imminent du Fils de l’homme, le découragement guettait… la lassitude menaçait.

Dans ce contexte, la parabole de Jésus que l’évangéliste Luc transmet à sa communauté prend tout son sens.
Ce sens… Luc nous le donne dès les premiers mots : la prière… la prière incessante… est indispensable, ainsi que la lutte contre le découragement.
Le motif de la parabole est celui de la persévérance dans la prière… et celui de la foi, de la confiance. Dieu nous entend, il nous écoute. Il rendra justice à ceux qui se fient et se confient à lui.

L’histoire commence par la description d’un juge : un juge dont la conscience morale et l’éthique professionnelle sont au degré zéro… un juge qui ne craint pas Dieu et ne respecte personne.
Le second personnage est une veuve… qui incarne ici la dépendance et la fragilité sociale… mais aussi la solitude.

La femme prend l’initiative : elle se rend auprès du juge, pour réclamer son bon droit.
Elle exige du magistrat une décision : la poursuite en justice d’un adversaire et la réparation du tort commis… autrement dit, la punition du coupable et la rétribution qui lui est due… en un mot : la justice. 
Mais le juge s’y refuse.

La concordance des temps – l’utilisation de l’imparfait dans le texte (v.3) – semble indiquer l’insistance répétée de la veuve :  celle-ci réitère à plusieurs reprises sa demande… mais en vain.
La situation est dans l’impasse tant que le juge s’entête à faire la sourde oreille.
En attendant, le temps passe… celui de l’attente pour la veuve et de l’inaction pour le juge.

Ce qui relance enfin l’action, c’est une réflexion du juge :
Celui-ci se décide finalement à agir… bien que ce soit pour de mauvaises raisons… par égoïsme… par lassitude (v.5a) et par peur d’être malmené (v.5b).
En raison du tracas que lui cause cette femme (v.5a), afin de retrouver sa tranquillité, le juge décide finalement d’intervenir : la veuve va être rétablie dans son bon droit… Il lui sera fait justice.

Le texte laisse entendre que ce qui contraint le juge à la réflexion, c’est l’insistance de la veuve.
Parce qu’elle ne cesse de l’assommer, de lui infliger du tracas (v.5a)… parce qu’il craint aussi que cela finisse mal : qu’elle en vienne à le malmener (v.5b) – le verbe grec dit au sens propre : lui « pocher les yeux », le « frapper au visage », mais il faut plutôt penser ici, au sens figuré, à une atteinte morale à son honneur, à sa réputation – le juge finit par capituler en se rangeant à l’intention de la veuve, en se conformant à sa demande, à sa volonté.

La conclusion de la parabole est donnée : Si un tel juge inique rend finalement la justice, combien plus… à plus forte raison… Dieu (le Juge suprême, qui lui est véritablement Juste) va-t-il rétablir les croyants dans leur droit.

La parabole débouche sur un commentaire théologique : la promesse d’une écoute, d’une défense, d’une justification à ceux qui ceux fient et se confient à Dieu, à ceux qui manifestent leur fidélité par une prière incessante.

Notre passage se termine par une question, une interpellation : « le Fils de l’homme, lorsqu’il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » (v.8)
La rétribution des élus, des croyants fidèles, est certes chose promise, mais en attendant… il faut rester fidèle… il faut tenir dans la foi.

L’interprétation classique de cette parabole – tenant compte du contexte… de la situation difficile des premières communautés chrétiennes – est la suivante :

On voit dans la veuve une figure collective : celle de la communauté des élus, des croyants et des croyantes.
A l’image de cette veuve, la communauté des croyants est en attente. Dans le temps présent, elle souffre de l’absence de Dieu et vit dans le dénuement social.
Elle attend avec espoir et impatience la rétribution eschatologique : la récompense des justes, le salaire promis pour les fidèles à la fin des temps.
En attendant, l’attitude de la communauté est la supplication : elle crie à Dieu ; elle l’appelle au secours ; elle lui exprime ses questions et ses souffrances, face à l’injustice du monde… d’un monde hostile qui marginalise et persécute les croyants.

Ces cris montent jusqu’à Dieu. Le Père céleste n’est pas sourd à la voix de ses enfants. Il entend leurs prières (cf. Ex 3, 7 ; Ps 34, 7).
Et comme Dieu – à n’en pas douter – est autrement plus juste que le juge immoral de la parabole, la communauté peut compter sur une intervention ultime et imminente de sa part.
Dieu va répondre « bien vite » (v.8) à ceux « qui crient vers lui jour et nuit » (v.7).
Il offrira aux croyants la part qui leur revient. 
Lorsqu’il établira son règne, Dieu rétablira en même temps la justice et condamnera l’oppression (cf. Si 35, 21-25 ; Lc 6, 20-26).
C’est l’espérance eschatologique du salut éternel, de la réhabilitation et de la délivrance pour ceux qui souffrent injustement.
Dans cette attente, il appartient aux croyants de s’enraciner dans la prière, dans une relation de totale confiance en Dieu.

Alors, ce matin, une question se pose à nous :
Faut-il prendre nos distances par rapport à cette interprétation… par rapport à cette attente qui animait les premiers chrétiens ?

Les siècles se sont écoulés et le contexte a changé depuis l’aube des premières communautés chrétiennes.
Aujourd’hui… faut-il toujours attendre un retour imminent du Fils de l’homme, « pour juger les vivants et les morts », comme le Credo nous le laisse entendre ?

Parmi les chrétiens, certains partagent cette attente, d’autres non.

En réalité… nous ne disposons d’aucun savoir en la matière.
Jésus ne disait-il pas lui-même à ses disciples : « Quand au jour et à l’heure, nul ne les connaît, ni les anges dans les cieux, ni le Fils, personne sinon le Père, et lui seul » (Mt 24, 36).

Ce qui a changé par rapport au début du christianisme, ce n’est pas l’espérance chrétienne en elle-même (qui porte sur la justice de Dieu, l’auteur du salut), mais c’est la forme de cette espérance (autrefois formulée en termes de « jugement dernier ») et c’est ce que nous entendons derrière le mot « justice divine ».

Que nous attendions ou non le retour du Fils de l’homme… ce n’est pas un problème. Que nous soyons dans l’ignorance sur la manière dont Dieu se manifestera à la fin des temps… c’est une évidence… et ce n’est pas là que se pose la vraie question.
Peu importe le comment… la manière dont Dieu établira sa justice… ce qui constitue le fondement de notre espérance, c’est Dieu lui-même, c’est la foi en un Dieu bon, juste et fidèle… dont la bonté est miséricordieuse… dont la justice est inséparable de son amour.

Notre espérance repose sur le Dieu de Jésus Christ… sur le Dieu que Jésus nous dévoile à travers les évangiles. Or, ce Dieu n’est pas le dieu de la rétribution – qui rend à chacun selon ses mérites – mais le Dieu de la grâce, qui donne sans compter, qui « fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons » (Mt 5, 45), qui accueille chacun de ses enfants comme le père de la parabole du fils prodigue (Lc 15, 11-32).

Ce qui a changé avec le temps, c’est sans doute notre manière de comprendre la justice de Dieu : notre attente n’est pas celle d’une justice rétributive ou punitive (dont nous trouvons des traces, par exemple, dans livre du Siracide (cf. Si 35 21-25)), mais c’est davantage l’espérance d’une justice réhabilitative et réparatrice… qui relève, qui guérit, qui réconcilie.

Si nous plaçons notre foi en la justice de Dieu, il faut espérer que cette justice s’enracine dans la miséricorde de Dieu… qu’elle n’est pas comparable à celle des hommes… qu’elle ne rétribue pas selon nos œuvres, ni même selon notre foi… car il y a fort à parier que chacun d’entre nous ait été au cours de sa vie – selon les moments – à la fois juste et injuste, à la fois croyant et incroyant.

Comme les premiers chrétiens, nous pouvons placer notre espérance dans la justice de Dieu… mais dans une justice vivante et non mortifère… dans une justice qui relève au lieu de punir… dans une justice qui fait grâce au lieu de rétribuer selon nos mérites.
En bref, nous pouvons mettre notre confiance en Dieu, parce qu’il est le Créateur, le Vivant… le Dieu de Vie et d’Amour… parce que nous l’envisageons comme « notre Père » : un Père forcément bienveillant pour ses enfants.

Alors… comme les premiers chrétiens… lorsqu’il arrive de nous sentir petits, seuls, désemparés, découragés… nous pouvons vivre dans la même foi, partager la même espérance.
Nous croyons que Dieu ne nous abandonne pas à notre sort… qu’il est à nos côtés… qu’il entend nos prières.
Nous pouvons mettre toute notre confiance en lui… nous en remettre à lui dans la prière incessante et persévérante.

Voilà la Bonne Nouvelle que nous pouvons recevoir ce matin… voilà ce qui nourrit notre espérance.

A travers la parabole… nous voyons que cette espérance est vivante… qu’elle ne se limite pas à une attente passive.
A l’image de la veuve, elle porte plutôt à la ténacité et à l’action.

Cet aspect dynamique de l’espérance chrétienne a une influence sur notre manière de comprendre l’Evangile.
Je crois que l’Evangile ne nous appelle pas d’abord à attendre patiemment le retour du Fils de l’homme… mais qu’il nous invite, ici et maintenant, à prendre part au royaume de Dieu (cf. Mt 6, 33), à être des ouvriers dans sa vigne, des artisans de justice et de paix (cf. Mt 5, 3-12), là où nous sommes… à la suite de Jésus (cf. Mt 5-7 ; Lc 6).

C’est avec ce message… c’est dans cette attente active et participative… qui anime notre espérance et qui nous donne un cap, une direction… que nous pouvons repartir ce matin, fortifiés par l’Evangile.

Mais je crois que cette parabole peut encore nous enseigner autre chose.
Avant de conclure… je voudrais vous faire entendre une autre manière d’interpréter ce passage de l’Evangile… qui regarde davantage en direction de notre intériorité.

A la lumière de la psychanalyse, nous pouvons lire autrement la parabole[1]. Celle-ci nous permet de comprendre en quoi la prière, non seulement nous permet de communiquer avec Dieu, d’être en relation avec Lui dans la foi, mais… en quoi elle peut également être source de transformation, de guérison intérieure.

Dans cette interprétation, le juge inique est comparé à un juge intérieur, au surmoi, c’est-à-dire à cette instance de la personnalité qui est en nous et qui ne cesse de nous juger.
Le surmoi désigne la structure morale (conception du bien et du mal) et judiciaire (capacité de récompense ou de punition) de notre psychisme.
Il s’agit d’une instance souvent sévère, qui répercute les codes de notre culture sous la catégorie de « ce qu’il convient de faire », qui est formée d’injonctions qui contraignent l’individu.

Les psychologues parlent d’un surmoi parfois très rigide qui nous condamne sans cesse, et dans lequel sont cristallisées les opinions et les normes de nos parents.
Des normes souvent utiles, bien sûr. Mais le surmoi est en nous une instance qui peut aussi nous juger et nous rejeter.

Dans la parabole sur « le juge inique et la veuve importune », Jésus nous montre comment nous y prendre avec ce surmoi.
La veuve est harcelée par un ennemi.
Il peut s’agir d’un ennemi intérieur ou extérieur.
En tant que femme, qui n’a plus de mari pour la protéger, elle a du mal à imposer des limites à certaines personnes et devient vulnérable.
Ou alors il s’agit d’un mode de vie – imposé par une norme sociale ou communautaire – qui ne lui permet pas de vivre comme elle le souhaiterait.
La veuve s’adresse alors au juge, mais celui-ci n’a nullement envie de venir à son aide, car il ne s’intéresse pas au bien-être de ses semblables, et Dieu ne l’intéresse pas non plus.
La veuve a donc peu de chance de trouver du secours, mais elle est opiniâtre… tenace… et ne lâche pas prise.
Elle lutte pour son droit à une vie décente, en se présentant chaque jour devant le juge.
Comme nous l’avons vu… à force de persévérance… le juge finit par céder, par faire marche arrière et par accéder à sa requête.

Ainsi, lorsque notre situation est apparemment sans issue, lorsque nous avons tendance à abandonner la partie, sans espoir de secours, Jésus nous montre comment la prière peut nous aider à venir à bout de notre juge intérieur.

Quand nous nous adressons à Dieu par la prière, il ne va pas intervenir de l’extérieur pour écraser nos ennemis.
Ce n’est pas après la prière, mais en elle que nous accédons à notre droit à la vie.
Dans la prière, nous entrons dans l’espace intérieur du silence.
Le juge n’y a pas accès. Il y est sans pouvoir.
Dans la prière, nous faisons l’expérience de la présence salvatrice de Dieu… nous découvrons l’espace de silence où le royaume de Dieu agit en nous.

Peu avant de raconter cette parabole, Jésus avait dit à ceux qui l’interrogeait : « le royaume de Dieu est parmi vous… à votre portée… en vous » (Lc 17, 21).
Dès lors que le royaume de Dieu est en nous… le surmoi – le juge intérieur – n’a aucune chance, car nous sommes libres de l’emprise que les autres ont sur nous : de leurs attentes et de leurs exigences, de leurs jugements et de leurs accusations.
Dans ce royaume de Dieu en nous, nous sommes intacts et entiers, et personne ne peut nous blesser.
L’ennemi – qu’il soit intérieur ou extérieur – ne peut y accéder.

Autrement dit… la prière est un lieu de paix, de refuge… un lieu où nous prenons conscience de nous-mêmes, de notre dignité d’être humains créés par Dieu, de notre valeur aux yeux de Dieu.
Nous sommes enfants de Dieu. Dieu nous fait confiance.
En priant, nous entrons en contact avec l’image sans égale que Dieu a placée en nous… que Dieu s’est faite de nous. Ainsi, toutes les autodépréciations et les autoaccusations se dissolvent en nous.

Si nous prions en nous référant à cette parabole, notre prière acquiert une force nouvelle.
Car, en réalité, Jésus ne se contente pas de nous exhorter à prier…
Il nous invite à nous laisser transformer par sa parole… par sa parabole… par la prière.
C’est la parabole qui opère une transformation en nous… en nous ouvrant à un autre avenir… à la possibilité d’une nouvelle relation à Dieu et à nous-mêmes.

Jésus décrit cette veuve démunie comme une femme qui ne perd pas espoir.
« Prier » signifie donc « ne pas abandonner la partie ».

La nouveauté est advenue dans la vie de cette femme à force de confiance, d’espérance, de persévérance.

Certaines personnes pensent parfois qu’elles ont demandé en vain l’aide de Dieu… et, donc, que la prière est inutile ou inefficace.
Mais c’est avoir une conception trop extrinsèque, trop extérieure de l’intervention divine, comme si, du dehors, Dieu allait tout arranger et résoudre tous les problèmes.

La prière nous mène d’abord à l’espace intérieur… à cet espace où nous avons droit à la vie, à l’aide et à la guérison.
La lutte extérieur n’en continue pas moins, mais elle est absente de cet espace intérieur où nous trouvons la sérénité.

Alors… Frères et Sœurs… recevons ce matin cette parabole comme une invitation à découvrir, par la prière incessante, ce royaume de Dieu qui est en nous : ce royaume de Dieu où nous sommes acceptés et aimés tels que nous sommes… ce royaume de Dieu où sommes en paix… par la grâce de Dieu notre Père.
Amen.



[1] La suite est inspirée de Anselm Grün, Jésus thérapeute, la force libératrice des paraboles, ed. Salvator, 2011, p.22-25.

samedi 8 septembre 2012

Mt 6, 19-34


Mt 6, 19-34
Lecture biblique : Mt 6, 19-34
Série de prédications sur Mt 5 à 7 (le sermon sur la montagne) : n°10 – Mt 6, 19-34
Thématique : la beauté de la création comme révélation de la bonté du Créateur… de la gratuité et de la générosité du don de Dieu… qui nous appelle à la confiance et au service.
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Culte dans le jardin du château de Roquepiquet, à Verteuil d’Agenais (Fête de l’Eglise Réformée de Marmande), le 08/09/12.

Jésus nous invite à « amasser des trésors dans le ciel » (v.20)… qu’est-ce que cela signifie ?
« Amasser des trésors dans le ciel »… je crois que cela veut dire : mettre sa confiance en Dieu, en sa providence bienveillante, vivre dans l’esprit du don et de la gratuité qui caractérise Dieu le Père, et, par là, accomplir sa volonté.

Jésus nous appelle à prendre une décision… à décider en quoi, en qui mettre véritablement notre confiance.
La question qu’il nous pose est une question existentielle : celle du sens de notre existence.
Faut-il chercher son sens et son origine sur terre ? ou faut-il les recevoir du ciel ?
Est-ce que je me construis comme sujet par moi-même, par mes seules forces ? ou est-ce que je me reçois d’un Autre, qui me donne ce que je n’ai pas à conquérir, mais simplement à recevoir gratuitement ?
Où se joue mon identité de sujet ? exclusivement sur terre ? ou se reçoit-elle comme don de la grâce de Dieu… qui me reconnaît inconditionnellement comme son enfant : son fils, sa fille ?

En acceptant de se recevoir d’un Autre, d’un ailleurs… de recevoir ce qui m’est donné gratuitement… Jésus appelle chacun d’entre nous à lâcher prise, à ne pas se mettre en souci pour soi-même et pour son avenir, mais pour le Royaume de Dieu et sa justice (Mt 6, 25.33).

Jésus nous donne quatre arguments pour nous aider à lâcher nos soucis, pour nous aider à nous enraciner dans la confiance :

1. Premièrement, il nous rappelle que la vie ne se réduit pas à la simple survie (v.25). Notre préoccupation quotidienne doit dépasser nos besoins matériels et élémentaires.

2. Pour s’en convaincre – c’est le deuxième point – il suffit d’ouvrir les yeux et de regarder autour de nous. L’attention portée à la beauté de la création révèle la générosité gratuite de la providence de Dieu (v.26-30). Tout nous est donné gratuitement, sans réserve, sans calcul, sans compter. La vie nous est donnée. Les choses les plus simples (la nourriture, le vêtement) nous sont offertes par la nature elle-même. Nous sommes donc libres de placer notre attention ailleurs, pour accomplir la volonté de Dieu.

3. Et cette volonté quelle est-elle ? C’est « chercher le royaume et la justice de Dieu » comme nous le précise le troisième point.
Ce qui permet l’attention en faveur du prochain et la recherche de la justice de Dieu, c’est une toute petite chose, mais c’est une chose qui change notre regard sur la vie : c’est la conscience et la confiance en la bonté providentielle de Dieu.
En effet, d’après Jésus, qu’est-ce qui distingue les disciples des païens ?
Les païens se soucient essentiellement de la nourriture, de la boisson et du vêtement (v.31-32) – ou encore de la richesse (v.24) – parce qu’ils ne reconnaissent pas la bonté du Père céleste, du Créateur, qui veille sur ses créatures et sait ce dont elles ont besoin.
En revanche, les disciples, ceux qui écoutent les paroles de Jésus – parce qu’ils connaissent le don de Dieu et se fient à sa providence – sont libérés de ce simple souci et peuvent se préoccuper avant tout du royaume et de la justice de Dieu (v.31-33).

4. Quatrièmement, puisque la providence de Dieu pourvoit à l’avenir, le temps de la responsabilité des croyants est celui du présent (v.34). C’est là, dès aujourd’hui, dans « l’ici et le maintenant », que nous avons à nous mettre au service de Dieu, à nous employer à être des ouvriers, des témoins de son royaume, en y prenant part, en le faisant rayonner autour de nous.

On pourrait rentrer davantage dans le détail de ce riche extrait du sermon sur la montagne. Mais, ce n’est pas ce que je vais faire maintenant.
Compte tenu de la beauté du lieu où nous sommes réunis aujourd’hui – dans la nature, un jardin, sous la tonnelle – je voudrais m’arrêter avec vous sur un seul aspect de ce passage : celui de la beauté.
Pourquoi Jésus nous appelle-t-il à regarder les oiseaux du ciel et les lys des champs ? Qu’a-t-on là à découvrir ou à redécouvrir ?

La contemplation de la beauté de la création a beaucoup à nous apprendre.
Je crois qu’on pourrait reformuler l’enseignement de Jésus en disant qu’il nous appelle à ouvrir les yeux :
Premièrement, à ouvrir les yeux, pour voir l’œuvre du Créateur, pour contempler la beauté de la création qui nous révèle la prodigalité de la providence de Dieu. (1)
Deuxièmement, à ouvrir les yeux, pour qu’en voyant la surabondance du don de Dieu – à travers sa création – nous comprenions son dessein d’amour et que nous ayons à cœur de prendre part à son œuvre, à son projet, en quittant nos soucis, notre égocentrisme… nos calculs, notre égoïsme… pour agir comme lui – de la même façon – avec gratuité et générosité. (2)

(1) D’abord, en nous invitant à regarder les oiseaux et les lys, Jésus nous appelle à changer notre perception du monde, afin de changer notre manière de l’habiter… afin que nous changions d’attitude existentielle.

En regardant les lys des champs… nous voyons la beauté de la création… mais ce que nous pouvons discerner c’est l’œuvre du Créateur et la manière dont Dieu agit : de façon totalement gratuite.

En effet, Jésus nous dit que les oiseaux sont nourris alors qu’ils ne travaillent pas … que les lys des champs sont vêtus de splendeur en dépit de leur caractère éphémère et passager.
Autrement dit, Jésus déconnecte la beauté de la création de deux idées : celle d’utilité et celle de durée.

Malgré leur apparente inutilité et leur caractère temporaire… en contemplant les oiseaux et les lys… nous voyons qu’ils reçoivent tout… nous voyons la providence de Dieu à l’œuvre pour leur nourriture et leur vêtement.

Jésus y voit là un signe : le signe de la bonté généreuse de Dieu, de sa prodigalité, de sa libéralité, de sa prévenance gracieuse pour ses créatures.
Dieu donne la vie aux êtres… sans calculer… sans regarder leur degré d’utilité ou leur durée.

Alors… si Dieu est si généreux pour les oiseaux et les lys des champs… si sa providence pourvoit aux besoins de ses créatures les plus petites… combien plus… à plus forte raison… le sera-t-il pour nous… combien plus fera-t-il pour nous qui avons plus de valeur que les oiseaux (v.26)… pour nous qui sommes créés à l’image de Dieu… pour nous qui pouvons travailler au service de son royaume.
Et combien plus – en conséquence – pouvons-nous mettre notre confiance en notre Père céleste.

L’argumentation de Jésus aboutit à une invitation : un appel à placer notre foi, notre confiance, dans la providence de Dieu.

En partant simplement de l’observation de la création, Jésus en déduit que la seule attitude raisonnable est la confiance en notre Créateur.

Pour appuyer son raisonnement… au cas où nous aurions encore quelques réticences à placer notre confiance ailleurs qu’en nous-mêmes ou en nos biens… il nous rappelle encore une donnée fondamentale :
L’inquiétude, les soucis que nous pouvons nous faire pour nous-mêmes et pour le lendemain sont, de toutes façons, complètement inutiles… pour une bonne raison : c’est que nous ne disposons pas de notre vie (v.27), que nous n’en sommes pas les propriétaires, puisque tout nous est donné : aussi bien la vie… la nourriture, que le vêtement.
La conséquence de cette considération – qui nous rappelle que la vie est un don – est que la seule façon raisonnable de s’occuper de soi-même consiste à mettre toute sa confiance en Dieu… à lui rendre grâce pour cette vie offerte en abondance, à la fois belle, fragile, et précieuse.

(2) Il faut encore tirer une dernière conséquence de l’argumentation de Jésus :
En attirant notre attention sur l’existence de créatures – les oiseaux et les lys – qui reçoivent tout et qui pourtant ne sont d’aucune utilité, Jésus veut nous montrer que la logique de la création voulue par Dieu ne repose pas sur le mérite, le donnant-donnant, sur l’échange et la réciprocité, mais qu’elle repose sur l’esprit du don et de la gratuité.
Il nous rappelle que nous appartenons à cette création, que nous sommes intégrés, nous aussi, à cette logique… et, en conséquence, que nous pouvons nous enraciner (dans toutes nos relations aux autres) dans ce même élan, dans cet esprit de don et de générosité qui caractérise la vie… telle que Dieu l’impulse.

Puisque nous recevons tout gratuitement, généreusement… abondamment… nous sommes libérés des préoccupations les plus élémentaires, nous pouvons nous concentrer sur autre chose : sur le prochain… en cherchant le royaume et la justice de Dieu, en vivant dans cette dynamique de vie qui appartient à Dieu : dans l’esprit du don et de la gratuité.

Autrement dit, en découvrant la bonté de Dieu, la prodigalité de sa providence, à travers sa création, nous sommes appelés à nous inscrire dans la même énergie que celle de notre Créateur, nous sommes invités à témoigner de la même bonté, de la même générosité envers notre prochain.
C’est ainsi que nous pouvons comprendre cette recommandation : « cherchez d’abord le Royaume et la justice de Dieu » (v.33).
Cela signifie : ne vous préoccupez pas de la vie là où Dieu l’offre déjà, par le don de sa création… mais préoccupez-vous de la vie là où il y a des carences et des souffrances… là où votre prochain a besoin de vous… là où règnent la misère et l’injustice. Imitez votre Père céleste (cf. Mt 5, 48), ainsi que l’a fait Jésus… engagez-vous à son service, là où vous êtes… en vous inscrivant dans sa volonté de bonté, de justice, de réconciliation, de guérison… en vous enracinant dans l’esprit du don : le don de soi, la générosité. Ainsi vous serez vraiment les fils de votre Père céleste… lui qui aime chacun, sans compter, sans réserve, ni calcul… lui qui « fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons »… « tomber sa pluie sur les justes et les injustes » (Mt 5, 45)… lui qui donne la vie en abondance… la nourriture aux oiseaux et la splendeur aux lys des champs.
Amen.  

dimanche 2 septembre 2012

Mt 6, 19-34


Mt 6, 19-34
Lectures bibliques : Gn 1, 26-31 ; Mt 6, 19-34 ; Mt 19, 16-26
Série de prédications sur Mt 5 à 7 (le sermon sur la montagne) : n°9 – Mt 6, 19-34
Thématique : lâcher nos soucis matériels, nos préoccupations éphémères, pour nous en remettre, dans la confiance, à la bonté providentielle de Dieu, pour orienter notre quête vers le royaume et la justice de Dieu.
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Marmande, le 02/09/12.

Dans certaines situations de la vie, les soucis quotidiens peuvent nous accabler – nous ou nos proches – les inquiétudes nous user, nous tourmenter, nous anéantir.
Qu’est-ce que Jésus nous enseigne face à nos préoccupations, face à ce qui prend parfois tant de place de notre existence… et qui peut venir l’assombrir, la gâter ou la gâcher ?

Nous entendons ce matin une suite de maximes qui gravitent autour d’une instruction centrale : Jésus nous invite à nous abandonner dans la foi, à placer toute notre confiance dans la bonté providentielle de Dieu.
Parce que la providence de Dieu est à l’œuvre, nous pouvons lâcher prise pour les petites choses de la vie (la nourriture, le vêtement) – bien qu’elles soient indispensables – afin de nous orienter vers ce qui a véritablement du poids, vers ce qui relève de notre responsabilité : chercher le royaume et la justice de Dieu (v.33).

Parce que Dieu veille sur nous, parce qu’il prend soin de ses créatures et pourvoit chaque jour à tout ce dont nous avons besoin pour vivre… grâce à sa création… nous pouvons cesser de nous préoccuper de la nourriture, du vêtement, du lendemain (Mt 6, 25-34)… nous pouvons cesser de nous faire du soucis pour nous-mêmes, pour concentrer notre attention vers les autres… pour tourner notre regard vers le prochain… pour agir à la manière de Dieu – dans le don et la gratuité – … pour prendre part au royaume : au monde nouveau de Dieu.

La 1ère maxime (v. 19-21) – « Ne thésaurisez pas pour vous des trésor sur la terre… mais amassez-vous des trésors dans le ciel » – pose la question du lieu où nous plaçons notre trésor, notre cœur.
L’idée est celle d’un amas inutile de biens périssables : vêtements attaqués par les mites et argent corrodé par la rouille.
La maxime suggère que notre préoccupation principale doit dépasser l’accumulation de biens, de richesses…. car tout cela – comme le dit l’expression populaire et le titre d’un film – « vous ne l’emporterez pas au paradis »… tout cela relève du provisoire, du périssable, de l’éphémère.
Jésus nous invite à placer notre cœur, notre attention, notre sollicitude vers quelque chose de plus « durable », de plus important, de plus précieux : le trésor que nous pouvons nous constituer « dans le ciel », dans le domaine de Dieu.

Mais précisément : comment se constituer un trésor dans le ciel ?
Jésus nous donne la réponse dans un autre passage du Nouveau Testament en s’adressant au jeune homme riche (cf. Mt 19, 21) :
« Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux. Puis viens, suis-moi ! »
La différence entre un trésor « terrestre » et un trésor « céleste », c’est que ce dernier se constitue non dans la possession, l’accaparement, mais dans le don, le partage.

C’est le don – don de soi, de son amitié, de ses charismes, de ses biens – c’est le partage, l’aumône (cf. Lc 12, 33) – le don en faveur du prochain, du plus pauvre – qui permet de se constituer un trésor devant Dieu.
Pourquoi ? … parce que ce don lui rend gloire… parce qu’il participe à la justice de Dieu... qui est bon pour tous – pour chacun quel qu’il soit – au-delà de nos distinctions, de nos catégories.
L’Evangile ne nous rappelle-t-il pas que Dieu « fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber sa pluie sur justes et les injustes » (Mt 5, 45).
Jésus nous appelle à nous inscrire dans la même dynamique, dans le même élan… à vivre dans le don et la générosité… sans avarice, sans calcul… à l’image de la bonté providentielle de Dieu.

Autrement dit, spirituellement parlant, nous sommes riches non de ce que nous possédons, mais de ce que nous partageons, de ce que nous donnons. C’est le don qui nous enrichit (cf. Mt 10, 39 ; 16, 25). C’est ce que nous rappelle ce matin l’Evangile.

La 2ème maxime (v. 22-23) se concentre sur l’œil, c’est-à-dire sur la manière dont nous voyons les choses dans la vie.
L’œil est comparé à une « lampe », non parce qu’il éclaire, mais parce qu’il reçoit la lumière… parce qu’il permet de regarder dans la bonne direction… parce qu’il permet de voir, de façon lucide ou opaque.
L’œil est l’organe qui perçoit et reflète la lumière dans tout le corps. Autrement dit, notre regard a un impact sur notre façon d’être et d’agir.
L’œil sain est opposé à l’œil malade :
L’œil sain ou simple est celui qui ne se laisse pas séduire par la cupidité ou par la jalousie. Les rabbins parlent d’un « œil bon ».
Au contraire, l’œil « mauvais » est toujours avare de ses biens (cf. Dt 15, 9) ou envieux de ceux d’autrui (cf. Si 14, 8-10).
Dans la Bible (cf. les Proverbes, le Siracide), le mauvais œil désigne le mouvement de colère et de jalousie de l’homme tout entier (voir aussi Mt 20, 15).
Jésus nous appelle à reconnaître, à discerner la vraie lumière… pour développer un œil bienveillant, emprunt de bonté… pour devenir porteur de lumière, pour nous et notre entourage.

Quand le regard, l’attention de l’homme se porte tout entier vers Dieu et sa Loi (sa volonté), la personne toute entière, unifiée, est maintenue dans la lumière.

La 3ème maxime (v.24) introduit une sorte de personnification de « Mammon ».
Mammon, ce n’est pas simplement l’argent, mais toute « richesse ». C’est ce en quoi l’homme se fie, ce en quoi il met sa confiance.
En inscrivant une alternative exclusive entre Dieu et Mammon, la question que Jésus nous pose est la suivante :
En quoi pouvons-nous véritablement nous fier ? En qui placer notre confiance ? En Dieu ou en Mammon : en nos richesses ?

A travers le récit du jeune homme riche, l’évangile nous fait comprendre qu’il existe un lien profond entre la « confiance » de l’homme et sa « richesse » (cf. Mt 19, 23s).
L’évangile démasque le Mammon comme une idole, comme l’objet d’une confiance mal placée et aliénante.
L’idolâtrie apparaît lorsque notre regard s’arrête en cours de route, lorsqu’il ne vise pas assez loin… lorsqu’il porte sur une richesse provisoire et non ultime.
L’idolâtrie consiste à se tromper de cible … à transformer des moyens en fin ultime.
Lorsqu’un moyen – l’argent, la possession – est élevé en but à atteindre, il devient une idole, il me fait tomber sous sa coupe et fait de moi son esclave.
En devenant une quête, l’objet de ma préoccupation ultime – au lieu de rester à sa place d’objet transitoire, de moyen – la richesse risque de m’enfermer sur elle-même et de me détourner de Dieu, en prenant sa place.

Pour éviter de tomber dans l’idolâtrie, Jésus nous invite à un choix, une alternative radicale : renoncer à la richesse matérielle pour l’amour de Dieu.
A première vue, ce choix radical peut nous paraître « fou », totalement déraisonnable. Mais lorsqu’on comprend qu’il existe une manière intelligente et utile de le mettre en œuvre, de le concrétiser, il prend tout son sens :
Pour ne pas succomber à l’esclavage de Mammon, générateur d’égoïsme et de préoccupations matérielles incessantes… pour vivre véritablement libre… Jésus nous invite à un abandon.
Il nous appelle à nous libérer de nos soucis, à nous soulager du poids de nos inquiétudes liées à nos possessions… en partageant nos biens… en  les mettant au service du royaume et de la justice de Dieu… en en faisant profiter ceux qui en ont le plus besoin.
C’est en ce sens qu’on peut comprendre l’appel que Jésus adresse au jeune homme riche : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux. Puis viens, suis-moi ! »
Jésus invite ainsi ceux qui veulent le suivre à servir le bon maître (Dieu et non Mammon) : à placer leur confiance dans la bonté providentielle de Dieu, plutôt qu’en un faux dieu : une richesse provisoire et périssable… source d’attention et de préoccupations quotidiennes.

- « [C’est] pour cela [que] je vous dis : Ne vous inquiétez pas pour votre vie… ».
La 4ème maxime (v. 25-34) est en lien avec ce qui précède.
Outre de conduire à l’égocentrisme et à l’avarice, c’est le service du Mammon (de l’argent) qui cause l’anxiété et la préoccupation.
Le mot d’ordre est le lâcher prise dans la confiance.
Jésus nous appelle à nous « dépréoccuper ». L’expression[1] revient six fois : « Ne vous préoccupez pas… ne soyez pas anxieux… ne vous tourmentez pas ».
« La préoccupation du monde » – la richesse ou plutôt « l’illusion de la richesse » – étouffe la parole du royaume (comme le rappelle la parabole du semeur - cf. Mt 13, 22)[2].
Elle nous détourne de cette juste préoccupation que Paul appelle « la préoccupation (ou le souci) des uns pour les autres » (cf. 1 Co 12, 25).

S’il s’agit de lâcher nos préoccupations élémentaires et habituelles, ce n’est pas pour sombrer dans la paresse, mais c’est pour se rendre disponible pour autre chose, pour les « choses du Seigneur » (cf. 1 Co 7, 32s)… pour lui être attaché sans partage, sans tiraillement… pour « chercher avant tout le royaume et la justice de Dieu » (v.33).

Rechercher le royaume de Dieu, c’est servir Dieu (v.24), c’est regarder à sa seule volonté (v.22-23), c’est se détacher des trésors illusoires (v.19-21), pour s’engager à son seul service.

C’est ainsi que Jésus traduit la foi dans son sermon sur la montagne.
La foi, c’est la confiance en la providence et en la justice du Père céleste, qui pourvoit chaque jour aux besoins de ses enfants (cf. Mt 5, 45 ; 7, 11).
Et la mesure de cette foi, c’est l’aujourd’hui, comme l’affirme le dernier verset : « Ne vous préoccupez donc pas du lendemain, parce que le lendemain se préoccupera de lui-même : elle est suffisante pour [chaque] jour sa peine » (v.34).
Il s’agit, en quelque sorte, d’un commentaire de la demande centrale du Notre Père : « Donne-nous aujourd’hui notre pain du jour » (Mt 6, 11).
Jésus invite ses disciples à demander au jour le jour la nourriture nécessaire, avec la certitude que Dieu y pourvoira chaque jour, comme il avait nourri Israël au désert par la manne recueillie jour après jour. Rappelons-nous ce passage dans le livre de l’Exode :
« Le Seigneur dit à Moïse : "Voici, je vais faire pleuvoir du pain depuis le ciel pour vous : le peuple sortira en ramasser chaque jour la ration d’un jour » (Ex 16, 4).
Voici à ce sujet le commentaire décoiffant d’un rabbin :
« Rabbi El’Azar dit : Quiconque a de quoi manger pour aujourd’hui, et se demande ce qu’il mangera demain, est un homme qui manque de foi »[3].
Je crois qu’aux yeux de ce rabbin, nous manquons tous de foi…
Comment ne pas penser au lendemain ?... Comment s’enraciner dans la confiance au point de vivre le quotidien, sans penser au futur ?

Précisément… qu’est-ce qui peut nous autoriser une telle confiance ?... qu’est-ce qui nous permet de lâcher prise dans la confiance… de placer notre foi en Dieu, notre Père, le Créateur ?
Sa bonté providentielle ! C’est ce que nous rappelle l’Evangile de ce jour.
Parce que Dieu pourvoit à toutes ces petites choses (à la nourriture et au vêtement), nous pouvons orienter notre vie vers de plus grandes choses.
En effet, « La vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? » (v.25).
Jésus nous offre un raisonnement a fortiori : si Dieu nous a donné les choses les plus grandes, l’âme [la vie][4] et le corps, ne nous donnera-t-il pas aussi les plus petites, la nourriture et le vêtement ?

Il suffit d’ouvrir les yeux autour de nous… d’observer la nature dans les quelques endroits (les réserves naturelles) où elle est encore protégée.
Les oiseaux sont un exemple de liberté par rapport à l’anxiété. Ils ne travaillent pas comme les hommes (qui sèment, moissonnent et engrangent les récoltes), et pourtant le Père céleste les nourrit.
Alors combien plus nous nourrira-t-il, nous qui sommes créés à son image, nous qui pouvons travailler pour lui.

Mais pour actualiser ce raisonnement, dans notre monde contemporain, il faut ajouter une condition :
Si Dieu le Père, le Créateur, nourrit les oiseaux, combien plus nous nourrira-t-il… à condition que par nos actions – nos actions blâmables – notre pollution, notre exploitation intensive et abusive de la nature, nous ne contribuions pas à diminuer nous-mêmes notre subsistance ?
Combien plus Dieu notre Père, le Créateur, nous nourrira-t-il… à condition que nous sachions partager entre nous, entre les peuples, entre frères, au lieu d’exploiter les hommes et les ressources, par notre convoitise… au lieu de laisser mourir une partie de l’humanité dans la misère, pour en avoir toujours plus, pour notre seul profit.
Ce n’est pas exactement ce que dit Jésus, mais je crois que c’est ce qu’on pourrait entendre aujourd’hui, à la vue de ce que l’homme est en train de faire en malmenant la création que Dieu lui a confié (cf. Gn 1, 26-30)[5]… en écrasant – au mépris de la justice – les plus faibles à l’autre bout de la planète.

De même, les lys des champs ne travaillent pas comme les femmes (qui peinent et qui filent), et pourtant le Créateur les habille magnifiquement.
Alors combien plus Dieu le Père nous vêtira-t-il, pour peu que nous lui fassions confiance ?... et pour peu que nous ne détruisions pas les ressources que la nature nous offre pour nous vêtir.

Jésus nous invite ainsi à quitter nos soucis matériels, nos préoccupations élémentaires, à lâcher prise dans la confiance, pour nous en remettre à la providence de Dieu… à condition que nous arrêtions de détruire sa création : cette création dont nous avons la charge et la responsabilité (comme nous rappelle le début du livre de la Genèse).

En d’autres termes, dans ce passage de l’évangile, Jésus ramène l’activité humaine à sa juste mesure. Ce n’est pas de nous, de notre activité, que vient la « vie », mais du Père céleste, du Créateur.
C’est pourquoi, notre souci ne doit pas porter sur la nourriture, le vêtement, le lendemain… encore moins sur l’argent… mais sur le partage quotidien avec le prochain, en vue du royaume et de la justice voulue par Dieu.
Cela passe par le respect de la vie, de la création… par la conservation de la nature… en vue de partager ses richesses, tout en maintenant et en faisant fructifier l’œuvre du Créateur, qui nous l’a confiée.

Conclusion : Alors, Frères et Sœurs, que pouvons-nous retenir de cette méditation ?[6]

En guise de conclusion, je retiendrai quatre enseignements, quatre conseils pratiques, pour apprendre à vivre avec nos soucis, pour les surmonter… pour que le flots des inquiétudes ne nous submerge pas, ne nous éteigne pas.

Le 1er conseil se rapporte à notre quotidien : chaque journée porte son lot de peine.
C’est bien assez que nous nous préoccupions des soucis du présent, pour ne pas porter en plus des soucis futurs : ceux que nous ne connaissons pas encore, mais que nous devinons.
Si – comme le jeune homme riche – nous ne parvenons pas à nous soustraire à nos préoccupations matérielles, ce que nous pouvons faire – au moins – c’est limiter notre inquiétude aux soucis présents et ne pas déborder sur les soucis futurs.
Car ceux-là sont susceptibles d’empoisonner notre vie présente.

Le 2ème conseil se rapporte à notre vie tout entière.
Redis-toi sans cesse : tu ne peux ajouter aucune minute à ta vie ou à celle des autres par des soucis (v.27).
Par contre, tu peux assombrir par des soucis de nombreuses minutes de ta vie (et de celle de tes proches).
Redis-toi sans cesse : la mort est inévitable. Elle vient. Elle vient pour toi et pour tous ceux que tu aimes. Mais il n’est pas inévitable que la pensée de la mort vienne empoisonner ta vie.
Alors… en attendant… au lieu de t’inquiéter… ne perd pas ton temps… apprend à lâcher prise… à abandonner tes soucis… à t’enraciner dans la confiance… à partager avec les autres.

Le 3ème conseil déplace notre regard au-delà de notre vie vers la nature, dans laquelle nous sommes inclus.
Les oiseaux et les lys ne connaissent pas de soucis. Ne devraient-ils pas nous servir d’exemple ? Un exemple d’insouciance ?
Mais voilà qui est justement devenu problématique aujourd’hui :
les oiseaux du ciel émigrent parce qu’ils ne trouvent plus chez nous de quoi se nourrir. Les lys doivent être protégés, afin qu’ils ne disparaissent pas. La nature à son tour est devenue pour nous un sujet de préoccupation. Elle l’est devenue parce que nous avons détruit son ordre.
Aussi amer que soit cet aveu, il contient pourtant une promesse :
si nous respectons à nouveau cet ordre, alors nous pourrons lui refaire confiance. Et elle redeviendra peut-être un exemple, un modèle pour nous apprendre à nous affranchir de nos soucis.

Et pour finir, le conseil le plus important. Il nous ouvre sur une perspective plus large : sur le royaume de Dieu et sa justice… c’est-à-dire la justice qu’attendent les citoyens de ce royaume et dont ils ont faim et soif.
Toute vie est une expérience pour satisfaire Dieu : depuis les être unicellulaires, les paramécies, jusqu’à l’homo sapiens, l’homme moderne.
Mais seul l’homme prend conscience de cette expérience, de cet appel.
Lui seul peut être saisi – au-delà de toutes les autres préoccupations –
par cette seule préoccupation : par cette faim et cette soif de justice… de ce que la volonté de Dieu soit faite sur la terre comme au ciel (cf. Mt 6, 10).
C’est parce que ce souci peut nous saisir, nous tirailler, nous blesser, que nous avons plus de valeur que les oiseaux du ciel et les lys des champs.
Devant cette grande préoccupation – cette préoccupation ultime – toutes les autres s’effacent.

Alors, Frères et Sœurs, apprenons à lâcher prise… à quitter nos préoccupations éphémères et provisoires… pour nous orienter vers cette préoccupation ultime.
Sachons prendre le temps de contempler la nature, de rêver, de méditer : de méditer aux oiseaux et aux lys, et à ce que Jésus dit des oiseaux et des lys…
Sachons accueillir dans notre vie, la force paisible que Dieu nous donne, en nous donnant son Esprit saint… sachons sentir cette force qui est une contre-force aux soucis qui rongent notre quotidien… sachons nous ouvrir à cette contre-force qui nous permet de vivre dans la confiance, pour confier à Dieu tout ce que nous tenaille, pour lui abandonner nos inquiétudes. 
Cette force libératrice que le Créateur nous donne, c’est « la paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence ».
Qu’elle « garde nos cœurs et nos esprits dans le Christ Jésus » (cf. Ph 4, 7)… pour chercher le royaume et la justice de Dieu.
Amen.


[1] Le verbe merimnao.
[2] « Celui qui a été ensemencé dans les épines, c’est celui qui entend la Parole, mais le souci du monde et la séduction des richesses étouffent la Parole, et il reste sans fruit » (Mt 13, 22).
[3] Mekhilta’ de Rabbi Yishma’el sur Ex 16, 4.
[4] Ce que nous appelons « vie », c’est l'« âme » en hébreu et en grec biblique (nefesh, psyché), en tant que principe de l’animation du corps, mais aussi en tant que fonction régularisatrice des besoins vitaux, comme la faim. Il n’y a aucune différence, dans la Bible, entre « vie » biologique et « vie » spirituelle.
[5] L’être humain est chargé par Dieu de maîtriser la création qui lui est offerte (Gn 1, 26-30). En assignant à l’humanité cette tâche de dominer la terre et les animaux, Dieu lui demande implicitement d’agir comme lui, à son image, c’est-à-dire avec maîtrise et mesure ; et non dans la violence. Ceci afin que le règne animal puisse lui aussi fructifier et se multiplier, comme Dieu l’a ordonné (Gn 1, 22).
[6] Pour cette conclusion, nous inspirons d’une prédication de Gerd Theissen, Des traces de lumière, Collection « Parole Vive », Les Bergers et les mages, 1999, p.67-69.