dimanche 18 mars 2012

Mt 5, 9

Mt 5, 9

Lectures bibliques : Mt 5, 8-9 ; Mt 5, 43-48 ; Jn 14, 23-29 ; Jc 3, 13-18 
Série de prédications sur Mt 5 à 7 (le sermon sur la montagne) : n°3 – Mt 5, 9
Thématique : devenir « artisans de paix »

Prédication = voir plus bas, après les lectures

Lectures

- Mt 5, 8-9  (NBS)

Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu !
Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu !

- Mt 5, 43-48  (TOB)

Vous avez appris qu'il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. 44Et moi, je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, 45afin d'être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes. 46Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense allez-vous en avoir ? Les collecteurs d'impôts eux-mêmes n'en font-ils pas autant ? 47Et si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d'extraordinaire ? Les païens n'en font-ils pas autant ? 48Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait.

- Jn 14, 23-29  (TOB)

23Jésus lui répondit : « Si quelqu'un m'aime, il observera ma parole, et mon Père l'aimera ; nous viendrons à lui et nous établirons chez lui notre demeure. 24Celui qui ne m'aime pas n'observe pas mes paroles ; or, cette parole que vous entendez, elle n'est pas de moi mais du Père qui m'a envoyé. 25Je vous ai dit ces choses tandis que je demeurais auprès de vous ; 26le Paraclet, l'Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses et vous fera ressouvenir de tout ce que je vous ai dit. 27Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. Ce n'est pas à la manière du monde que je vous la donne. Que votre cœur cesse de se troubler et de craindre. 28Vous l'avez entendu, je vous ai dit : “Je m'en vais et je viens à vous.” Si vous m'aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais au Père, car le Père est plus grand que moi. 29Je vous ai parlé dès maintenant, avant l'événement, afin que, lorsqu'il arrivera, vous croyiez ».

- Jc 3, 13-18  (NBS)

13Qui est sage et intelligent parmi vous ? Que celui-là montre ses œuvres par sa belle conduite, avec douceur et sagesse. 14Mais si vous avez au cœur une passion jalouse et amère ou une ambition personnelle, n'en soyez pas fiers et ne mentez pas contre la vérité. 15Cette sagesse-là n'est pas celle qui descend d'en haut : elle est terrestre, animale, démoniaque. 16En effet, là où il y a passion jalouse et ambition personnelle, il y a du désordre et toutes sortes de pratiques mauvaises. 17La sagesse d'en haut, elle, est d'abord pure, ensuite pacifique, conciliante, raisonnable, pleine de compassion et de bons fruits, sans parti pris, sans hypocrisie. 18Or le fruit de la justice est semé dans la paix par les artisans de paix.


Prédication de Pascal LEFEBVRE / Marmande, le 18/03/12

Jésus ne dit pas « je vous fiche la paix ! », mais « je vous donne ma paix » (Jn 14, 27).

Le Christ ne donne pas la paix à la manière du monde.
Pour travailler à l’avènement du monde nouveau de Dieu où « Amour et vérité se rencontrent, paix et justice s’embrassent » – comme le chante le psaume 85 (Ps 85, 11) – Jésus a employé d’autres armes que celles que nous fabriquons.
Il n’a pas revêtu une tenue de combat, ni un gilet pare-balles, mais il a accepté d’encaisser les coups…de tout recevoir des autres, leur amour comme leur péché… en revêtant le manteau des béatitudes.
C’est là la tenue qu’il nous offre pour nous inviter à approcher du royaume des cieux et devenir « artisans de paix » (Mt 5, 9). 

En nous donnant ce commandement : « aimez vos ennemis, priez pour ceux qui vous persécutent » (Mt 5, 44), on peut dire que Jésus ne nous fiche pas la paix, mais nous demande de la vivre et de la porter : de briser les engrenages de la violence, … d’être des ambassadeurs de paix et de réconciliation autour de nous.

* Alors… que faut-il comprendre derrière ce mot « paix » ?

Le terme « paix » est souvent compris comme un synonyme de calme, de quiétude, de sérénité, de tranquillité.
Mais, lorsqu’on associe la paix à la tranquillité, on lui donne, en réalité, une connotation plutôt égoïste, comme si la paix ne pouvait advenir que dans le repli sur soi, dans un univers clos, en étant protégé de l’influence des autres, en cultivant son jardin, à l’abri de l’extérieur.

Trois autres synonymes paraissent beaucoup plus intéressants pour parler de la « paix » selon Jésus : les mots « douceur », « apaisement » et « réconciliation ».

En tant que porte-Parole de Dieu, en tant que porteur de l’Esprit de Dieu, Jésus nous dit : « je vous laisse la paix, je vous donne ma paix » (Jn 14, 27).
Il nous indique par là que cette paix vient de Dieu, qu’elle est d’abord à recevoir (1), puis à transmettre (2).

(1) La paix dont Jésus parle, n’est pas celle de notre monde : elle dépasse le silence des armes ou un sentiment de bien-être béat.
Elle ne s’impose pas par la force, mais elle se reçoit dans l’amour.
La véritable paix est d’abord quelque chose à rechercher et à recevoir. C’est le fruit de l’Esprit Saint, et ce fruit est l’ultime produit d’un long processus. Il faut d’abord planter la graine, nourrir le sol, l’arroser, puis attendre que la plante pousse, que la fleur apparaisse et finalement cueillir le fruit.
Mais il arrive que notre plante soit taillée par les épreuves de la vie, alors cette paix met du temps pour advenir.
La paix se creuse dans la confiance, dans la relation à Dieu. Elle naît dans la patience et la persévérance d’une relation qui se noue et se construit.

(2) Ensuite, les béatitudes nous rappellent que la paix est aussi le fruit de la justice : il ne peut y avoir de paix que là où chacun s’enracine dans la bonté, la fraternité et l’amour du prochain. Cette paix (à recevoir) est donc aussi à transmettre.
Mais transmettre la paix, pour la faire croître autour de nous, n’est pas de tout repos.
En nous donnant les béatitudes, en nous appelant à rechercher le royaume et sa justice (Mt 6, 33), Jésus ne nous invite pas à la tranquillité ou à l’insouciance, mais il nous appelle à assumer une responsabilité, à être les artisans de cette paix, à travailler pour elle, et donc à travailler pour Dieu.

Précisément, la promesse qui est faite aux « artisans de paix », c’est d’être appelés « fils de Dieu ». « Être appelé » est un hébraïsme pour signifier « être » ou « devenir » (cf. Mt 5, 19 ; 1 Jn 3, 1). « Ils seront appelés » c’est-à-dire que ceux qui sont artisans de paix « deviendront » réellement « fils de Dieu ». Ils seront reconnus comme tels, comme Jésus, nommé « fils de Dieu ».
Le « fils de Dieu », c’est Celui qui est le mandataire, le représentant, le « lieu-tenant » de Dieu sur terre, son serviteur, son Révélateur, son auto-manifestation pour les hommes.
L’adoption comme « fils » est le plus grand privilège d’Israël (Rm 8, 23 ; 9, 4). Et c’est cette vocation à être des « fils » que Jésus propose à tous ceux qui veulent répondre et s’engager à promouvoir la paix, à la manière de Dieu.

* Être « artisan de paix » dans un monde qui n’est ni paisible, ni pacifique constitue un défi.
En effet, il est facile de répondre par la paix à celui qui vient dans la paix, mais comment faire œuvre de paix dans un monde marqué par l’agressivité et la concurrence, par la force et la violence des plus puissants qui écrasent… qui nourrissent jalousie et rivalité.

Être « artisan de paix » nécessite en premier lieu de renoncer à la violence, à la vengeance, aux rapports de force.
Dans notre monde, une telle attitude peut être vue comme une défaite, voire pour certains comme une lâcheté, ou, dans le meilleur des cas, comme de la naïveté.
Mais, en réalité, quel avenir les relations de violence ou les rapports de force promettent-ils ? Ils sont synonymes d’immobilisme, de fatalité, de désespoir. Si l’homme en reste à la seule logique de la réciprocité, alors demain sera comme aujourd’hui, dans la répétition du même.
En nous invitant à quitter cette logique du donnant-donnant, les béatitudes nous promettent un autre avenir… un avenir nouveau.
Pour ce faire, elles nous invitent à marcher dès aujourd’hui sur un autre chemin.

Être « artisan de paix » dans notre monde, implique une conversion, un changement de mentalité, de mode de communication. Car il s’agit d’adopter un comportement nouveau, qui ne s’inscrit pas dans la réciprocité, dans la symétrie, afin de ne pas propager l’agressivité, l’acrimonie, la dureté, la violence, la méchanceté, l’injustice, lorsqu’elles nous sont communiquées. Répondre à l’agressivité ou à la violence autrement que par elles, autrement que par la riposte du « tac au tac », autrement que par un enchérissement de la chaîne de la violence, nécessite d’être celui qui va y mettre un terme.

Et c’est là quelque chose d’extrêmement difficile, car qui d’entre nous – à différents niveaux – n’a jamais été confronté – comme récepteur ou comme émetteur – au poids de la critique, de la fâcherie (pour ne pas dire de la vacherie), de la méchanceté, de la médisance… ou pire… au mépris de l’indifférence, de la calomnie, de l’injure ou de l’injustice… et n’a pas succombé à l’envie d’y répondre de la même manière ?

* Alors… comment faire pour ne pas répondre en miroir, comment faire pour surmonter le mal, en ne le reproduisant pas, et même en en libérant l’autre, en semant l’amour là où l’hostilité surgit, en ouvrant les portes là où elles semblent se fermer ?

Parvenir à surmonter le mal, l’agressivité, la violence, … ne pas y répondre, et y mettre un terme,… cela nécessite de modifier notre manière de voir, d’être et de réagir. Et cela signifie au moins cinq choses (mais il y en aurait sûrement d’autres) :
- (1) Premièrement, savoir prendre du recul sur notre manière de communiquer et sur celle des autres, afin de savoir décrypter les mécanismes, les mots, les paroles, les actes qui risquent de blesser ou qui sont des marqueurs d’agressivité.
- (2) Deuxièmement, apprendre à ne pas répondre sur le même mode de communication que l’agresseur, mais venir interroger ce qui est en train de se passer, venir interroger la violence qui est en train d’émerger. Ceci afin de rester en communication avec l’autre, afin de venir lui proposer autre chose : une autre manière de communiquer.
- (3) Troisièmement – et c’est là le point central – accepter de prendre sur soi une partie de la violence de l’autre… pour éviter de la restituer, de la reproduire ou de la renvoyer en l’amplifiant… pour éviter de faire subir à l’autre une souffrance équivalente ou peut-être plus grande. C’est cette acceptation paradoxale – et quelque part « injuste » à vue humaine – qui met fin à la chaîne de l’agressivité : accepter de prendre sur soi le mal, pour ne pas lui laisser le champ libre, pour ne pas le rendre ou le reproduire.
- (4) Quatrièmement, ne pas vivre dans le jugement, pour laisser à l’autre la possibilité de changer, de se déplacer, de se retourner. Si l’autre est marqué du sceau d’un jugement définitif à son égard, d’un jugement qui l’enferme, qui le fige dans un rôle déterminé, alors il n’a plus la place de changer, et toute tentative de mouvement, pour lui, devient terriblement difficile, voire impossible.
- (5) Enfin, cinquièmement, être artisan d’union et de réconciliation, en étant celui qui prend l’initiative, qui tend la main, qui agit dans le sens de l’ouverture, sans attendre que l’autre fasse le premier pas (Lc 6, 31).

* Je voudrais m’arrêter avec vous ce matin sur un de ces points [le 3]. Lorsque je dis d’« accepter de prendre sur soi une partie de la violence de l’autre, pour éviter de la restituer », cela pose immédiatement deux questions :

(1) La première : Est-ce possible de prendre sur soi le mal, l’agressivité, la violence de l’autre, sans avoir à en subir soi-même les conséquences ?

Il est difficile de répondre à cette question. Car ne pas répondre au mal, en le prenant sur soi, n’est pas quelque chose de naturel, ni de facile. Il est difficile de renoncer à son bon droit, de renoncer à s’affirmer soi-même, de faire front au mépris, à la haine ou à l’injustice. Et il est difficile de penser qu’il n’y a pas de conséquences pour celui qui accepte de rompre la chaîne de la réciprocité, du donnant-donnant … en déployant une autre logique[1].

« Prendre sur soi » au lieu de « répondre » et de « renvoyer » pour se protéger, c’est prendre un risque – car forcément le comportement de l’autre a une influence (positive ou négative) sur moi – et c’est aussi faire un pari : le pari qu’une attitude nouvelle – fondée sur la bonté, sur une initiative unilatérale de ma part – est capable d’entraîner l’autre sur un autre terrain, dans une autre voie.
C’est le pari auquel Jésus nous appelle… un pari qui refuse la fatalité de la haine, la logique du court terme, pour s’inscrire dans une autre temporalité : celle de l’espérance.

En réalité, cette attitude nouvelle – qui n’est pas sans risque et sans conséquence pour celui qui accepte de « prendre sur lui » le péché de l’autre, plutôt que de lui renvoyer – n’a qu’un seul but : l’autre… la conversion de l’autre… son salut, c’est-à-dire sa guérison, sa libération.
« Être artisan de paix », « aimer son ennemi », c’est lui permettre de changer de regard et de s’ouvrir à un autre avenir. C’est vouloir établir ou rétablir une relation paisible, là où régnait l’indifférence, la méprise ou l’incompréhension, là où la relation était souffrante, douloureuse ou inadaptée.

(2) La seconde question qui peut se poser, c’est comment y parvenir ? Comment adopter cette attitude de bonté unilatérale sans y laisser des plumes, sans mal-être, sans souffrance ?

Il me semble qu’il n’y a qu’une seule possibilité de parvenir à cette attitude, de parvenir à accepter de prendre sur soi le mal – sans être écrasé et broyé par lui – c’est de ne pas le garder pour soi, en soi, mais c’est de le prendre pour le confier à Dieu, pour le déposer au pied de la croix du Christ.

Alors, le mal reçu est déposé pour être transformé dans la prière. L’agressivité de l’autre devient prière d’intercession pour l’autre. Et nous rejoignons cette parole de Jésus : « aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent » (Mt 5, 44).

Alors, nous sommes « fils de Dieu » (Mt 5, 9 & 45), fils du Père céleste, car à son image – lui qui « fait lever son soleil sur les méchants comme sur les bons » (Mt 5, 45) – nous sommes en mesure d’accueillir et d’aimer chaque être humain, indépendamment de ses qualités ou de ses défauts, indépendamment de ce qu’il véhicule à cet instant : bonté ou méchanceté, douceur ou agressivité.

En prenant sur nos frêles épaules le mal, afin de le confier à Dieu, nous sommes des artisans du monde nouveau de Dieu, nous contribuons à la paix, nous sommes des ouvriers dans la vigne du Seigneur, lui qui est capable de transformer le mal (que nous lui confions) en bien.

En d’autres termes, à travers les béatitudes, Jésus nous appelle à nous attacher au bien, et à vaincre le mal par le bien (Rm 12, 21)… non pas par nos propres forces, non pas par notre propre justice… mais en lui confiant toute chose… en lui confiant le mal, afin que son amour et sa justice les changent et les transforment en bien.

* Confier toute chose à Dieu… implique de commencer par lui confier notre personne.
Cette attitude de confiance passe par un changement de regard sur le monde, sur les autres et sur nous-mêmes. Car nous faisons, nous aussi, partie des pécheurs… des durs, des médisants, des agressifs… nous faisons, nous aussi, le mal que nous ne voudrions pas faire (Rm 7, 19), et nous sommes loin d’être toujours ces artisans de paix.
Il nous faut donc, nous aussi, nous confier à Dieu… convertir notre regard et notre cœur… et commencer à regarder le monde avec les lunettes de la foi qui voient au-delà…. plus large et plus grand que ce que le monde nous offre à voir.

Alors…devenir « artisans de paix » consiste peut-être d’abord à « changer notre regard » (Mt 6, 22-23), pour dépasser ce qui est mortifère en l’autre, comme en nous-mêmes, … dépasser les mauvais éléments, le mal… pour s’attacher au bons aspects, à l’étincelle de bien, dont chacun peut être le porteur… pour voir plus loin que ce que l’autre me donne parfois à voir de lui-même lorsqu’il s’avance vers moi avec son péché, avec ce qui le sépare de Dieu et des autres. C’est cette capacité que déploient « ceux qui ont le cœur pur », ceux qui n’ont pas le cœur partagé mais tout entier présent à Dieu, ceux qui sont capables de voir le bien, de regarder la parcelle qui est bonne en l’autre, d’aller à la pêche à la bonté cachée en tout homme.
En s’attachant au bien, malgré le mal… en s’attachant à regarder les épis de blé, en dépit des mauvaise herbes… les artisans de paix (Mt 5, 9) rejoignent ainsi les cœurs purs (Mt 5, 8). Car ils s’attachent à voir en tout homme l’étincelle de vie, la braise qui peut rallumer la flamme de l’amour, pour peu qu’elle soit remarquée et attisée.

Le mal et le bien existent en chacun de nous, ils co-existent dans nos relations, dans notre église, dans notre société. Mais le Christ nous invite à changer de regard, de mentalité et de comportement, à dépasser la logique de la réciprocité, de la symétrie, du donnant-donnant, pour vivre dans celle de l’amour, du don et de la gratuité… pour déployer une attitude nouvelle, susceptible de nous transformer, de changer le regard des autres, et d’orienter notre monde dans le sens du Royaume.

* Conclusion

Alors… chers ami(e)s… que pouvons nous retenir de cette médiation ?

Jésus nous appelle à devenir « militants du royaume des cieux », « artisans du monde nouveau de Dieu »… à renoncer à la logique de la violence…. à ne pas nous positionner dans des relations de miroir avec les autres… à sortir du registre de l’opposition frontale où l’on risque de s’enfermer dans des logiques de comparaison qui ne nourrissent que la convoitise, la frustration, la jalousie et la vengeance.
Jésus nous appelle à nous mettre en marche, à nous mettre à son école (Mt 11, 29), pour apprendre peu à peu à nous laisser déplacer et transformer par son Evangile, à changer nos relations aux autres et notre rapport au monde.

Pour celui qui écoute la parole de Jésus et la met en pratique, l’autre n’est plus un concurrent qu’il faut écraser pour s’approprier sa part de jouissance, et le monde n’est plus un champ de bataille livré aux appétits prédateurs les plus incontrôlés.
Il devient possible d’habiter le monde et la relation à l’autre sur un autre mode que celui du « je veux ce que tu as, même s’il faut pour cela t’écraser » ou du « tu m’as fait ça, alors je te fais ça »… un peu comme le font les enfants.
Ce changement de paradigme (de modèle) implique un lâcher prise sur notre volonté de toute puissance et de maîtrise, pour oser quitter la logique de la réciprocité et du mimétisme.

« Militants du royaume des cieux », nous sommes appelés à nous engager à la suite du Christ, à nous mettre en marche sur le chemin de l’espérance et, par là-même, à refuser la démobilisation, le fatalisme et la désertion du monde.

Soyons « artisans de paix » autour de nous… cherchons d’abord le royaume et la justice de Dieu… et
toute chose nous sera alors donnée en plus (Mt 6, 33).

Que le Seigneur nous inspire des paroles et des gestes de paix, qui relèvent et libèrent le prochain. Qu’il nous inspire des engagements justes. Et qu’il nous donne le courage de tenir bon dans la lutte…sans autres armes que celle de l’amour, de la paix et de la confiance qu’il nous donne.
Amen.


[1] Entre parenthèse, il ne faut pas croire que celui qui répond à la violence par la violence, n’a pas non plus à en subir les conséquences. Car il est responsable de la violence qu’il nourrit. Et il devra affronter cette violence qu’il a, à son tour, générée. 

dimanche 11 mars 2012

Mt 5, 3

Mt 5, 3

Lectures bibliques : Mt 5, 1-12 ; Mt 6, 19-21. 24 ; Mt 19, 23-24 ;  Lc 6, 20-26
Série de prédications sur Mt 5 à 7 (le sermon sur la montagne) : n°2 – Mt 5, 3
Thématique : la pauvreté

Prédication = voir plus bas, après les lectures

Lectures

- Mt 5, 1-12 (NBS)

Voyant les foules, [Jésus] monta sur la montagne, il s'assit, et ses disciples vinrent à lui.
2Puis il prit la parole et se mit à les instruire :
3Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux !
4Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés !
5Heureux ceux qui sont doux, car ils hériteront la terre !
6Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés !
7Heureux ceux qui sont compatissants, car ils obtiendront compassion !
8Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu !
9Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu !
10Heureux ceux qui sont persécutés à cause de la justice, car le royaume des cieux est à eux !
11Heureux êtes-vous lorsqu'on vous insulte, qu'on vous persécute et qu'on répand faussement sur vous toutes sortes de méchancetés, à cause de moi.
12Réjouissez-vous et soyez transportés d'allégresse, parce que votre récompense est grande dans les cieux ; car c'est ainsi qu'on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés.

Mt 6, 19-21. 24  (TOB)

19« Ne vous amassez pas de trésors sur la terre, où les mites et les vers font tout disparaître, où les voleurs percent les murs et dérobent. 20Mais amassez-vous des trésors dans le ciel, où ni les mites ni les vers ne font de ravages, où les voleurs ne percent ni ne dérobent. 21Car où est ton trésor, là aussi sera ton cœur.

24« Nul ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra l'un et aimera l'autre, ou bien il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l'Argent.

Mt 19, 23-24  (TOB)

23Et Jésus dit à ses disciples : « En vérité, je vous le déclare, un riche entrera difficilement dans le Royaume des cieux. 24Je vous le répète, il est plus facile à un chameau de passer par un trou d'aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume de Dieu. »

Lc 6, 20-26  (TOB)

20Alors, levant les yeux sur ses disciples, Jésus dit :
« Heureux, vous les pauvres : le Royaume de Dieu est à vous.
21Heureux, vous qui avez faim maintenant : vous serez rassasiés.
Heureux, vous qui pleurez maintenant : vous rirez.
22Heureux êtes-vous lorsque les hommes vous haïssent, lorsqu'ils vous rejettent et qu'ils insultent et proscrivent votre nom comme infâme, à cause du Fils de l'homme.
23Réjouissez-vous ce jour-là et bondissez de joie, car voici, votre récompense est grande dans le ciel ; c'est en effet de la même manière que leurs pères traitaient les prophètes.
24Mais malheureux, vous les riches : vous tenez votre consolation.
25Malheureux, vous qui êtes repus maintenant : vous aurez faim.
Malheureux, vous qui riez maintenant : vous serez dans le deuil et vous pleurerez.
26Malheureux êtes-vous lorsque tous les hommes disent du bien de vous : c'est en effet de la même manière que leurs pères traitaient les faux prophètes.


Prédication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 11/03/12

La semaine dernière, nous avons médité les Béatitudes à travers la question du bonheur. Nous en avons conclu (en autres) que les Béatitudes impliquent un changement de mode de vie, de manière de penser et d’agir… qu’écouter les paroles de Jésus, c’est marcher dans la dynamique du monde nouveau de Dieu, à la suite du Christ, en mettant en pratique ses paroles, en plaçant notre confiance en Dieu.

Aujourd’hui, je vous propose de méditer à nouveau ce passage biblique en nous arrêtant simplement sur la première des Béatitudes (trad. F. Vouga) : « Heureux ceux qui ont l’esprit de pauvreté : le royaume des cieux est à eux » (Mt 5, 3)
que l’on pourrait aussi traduire de la manière suivante (trad. Chouraqui) : « En marche ceux qui sont spirituellement pauvres, car le royaume des cieux est à eux »
ou encore (trad. J.M. Babut) : « Quel bonheur pour vous, les pauvres, parce que c’est à vous qu’est le monde nouveau de Dieu ».

Avec la première étape des béatitudes, on peut dire que Jésus entre directement dans le vif du sujet… d’un sujet qui fâche !

Les béatitudes s’ouvrent sur le thème de la « pauvreté » : esprit de pauvreté dans l’évangile de Matthieu, pauvreté générale dans l’évangile de Luc.
Déjà, avec ce thème, les paroles de Jésus qui annoncent la proximité du royaume des cieux s’opposent aux royaumes de ce monde.

Prêcher la pauvreté… il y a de quoi faire fuir tout le monde !... à commencer, peut-être, par nous, chrétiens des pays occidentaux… qui ne sommes pas les moins fortunés.

Alors…qui sommes-nous ? Faisons-nous partie des pauvres (Lc 6, 20), de ceux qui ont un esprit de pauvreté (Mt 5, 3) ? ou sommes-nous à compter parmi les riches qui tiennent déjà leur consolation (Lc 6, 24) ?

Peut-être sommes-nous simplement en marche… en train de lâcher nos chaînes… de nous ouvrir à la liberté à laquelle le Christ nous appelle ?
Quoi qu’il en soit, pour tenter d’en savoir plus, il nous faut éclaircir cette notion de « pauvreté ».

Alors …de quoi parle Jésus ici lorsqu’il parle d’esprit de pauvreté ou des pauvres par l’esprit ?

Avant de tenter de répondre à cette question, il faut d’abord souligner la formidable tension que cette première béatitude (qui est peut-être le résumé de toutes les autres) entraîne pour nous, auditeurs attentifs des paroles de Jésus, et en même temps citoyens du monde… d’un monde qui ne cesse de chercher la richesse (l’argent, la puissance, la gloire, le pouvoir, le savoir)… la richesse à tout prix, à n’importe quel prix.
N’est-ce pas pour cette raison que le monde court à sa perte ?  … qu’il s’éloigne de Dieu (qui ne demande pas la richesse, mais la pauvreté) ?

Il ne s’agit pas ici de caricaturer cette première béatitude. Jésus n’appelle pas ses disciples à vivre dans la misère ou la mendicité.
La misère est un mal contre lequel il faut se battre.
Il ne faut pas confondre la misère et la pauvreté. La première déshumanise les personnes, tandis que la seconde produit l’effet contraire : elle constitue un chemin d’humanisation et c’est pourquoi Jésus commence par elle.

Jésus ne demande pas à ses disciples de vivre comme des malheureux, privés de l’essentiel. Mais, il leur demande de ne pas vivre en quête de possessions… de ne pas faire fausse route, de ne pas s’attacher à ce qui est provisoire (Mt 6, 19-21), de ne pas se tromper de quête… autrement dit, de ne pas confondre la fin et les moyens.

Il y a tellement de personnes dans notre monde qui se préoccupent exclusivement des réalités terrestres, au point d’y fixer leur fin ultime, d’en faire leur raison de vivre, la règle de leurs actions, qu’elles finissent bien souvent par brûler leur existence, par consumer leur désir à cette seule fin… cette finalité de la possession que la société de consommation élève face à nous comme un but ultime, comme ce qui a le pouvoir de nous rendre heureux.
Il faut entendre ici, dans cette première béatitude (« heureux les pauvres …. les pauvres de cœur… les pauvres en esprit ») une critique radicale de la valeur « richesse » que notre monde ne cesse de promouvoir.

Alors… comment définir cette « pauvreté » dont parle Jésus …et qu’est-ce qui différencie le pauvre du riche ?

Je crois que le « pauvre » des béatitudes ne désigne pas uniquement celui qui n’a rien, mais, d’abord, celui qui attend tout de Dieu.
Les pauvres de cœur désignent ceux qui se tournent en toute simplicité vers Dieu, qui s’en remettent totalement à sa bonté.
C’est à ces personnes qu’est promis le monde nouveau de Dieu, car ce sont elles seules qui le cherchent. Par leur situation ou leur aspiration au dépouillement, à la compassion, à la générosité, elles sont en quête de l’autre, en quête de relation à l’autre, de fraternité, de communion, pour pouvoir habiter la joie de Dieu.

Il me semble que ce qui différencie le pauvre du riche n’est pas seulement une question d’abondance de biens – que l’on parle de biens matériels, de savoirs, de pouvoirs, etc. – mais avant tout une question de disponibilité (1), d’orientation de notre désir (2), et de confiance (3).

(1) Connaissez-vous beaucoup d’hommes riches qui soient disponibles ? qui vivent détachés de leurs richesses ? qui ne se préoccupent pas de leurs biens ? Même l’écrivain Jean de la Fontaine en a fait une fable (« le savetier et le financier ») pour montrer quel était le plus heureux, le plus disponible et le moins préoccupé.
Le problème de la richesse, c’est, bien souvent, qu’elle finit par prendre la place de Dieu.
Lorsque la possession des biens terrestres devient une finalité, lorsque l’homme écoute la voix des royaumes de ce monde qui confondent la fin et les moyens, alors la richesse nous enchaîne inévitablement, avec une puissance quasi irrésistible. Elle devient une idole qui nous éloigne de la relation avec Dieu et avec les autres.

(2) Outre la question de la disponibilité et de la liberté, le second problème de la richesse, c’est la question du désir et de l’attente.
Que peut attendre et désirer celui qui croit déjà tout avoir ? celui qui est satisfait de lui-même par lui-même, et qui finalement n’attend plus rien de la vie… ou des autres ? Si ce n’est, peut-être, la dernière nouveauté technologique qui viendra remplacer la précédente.

Et là, il me semble que la 1ère béatitude (v.3) rejoint la quatrième (v.6).
Seul celui qui a faim (faim de justice, soif de Dieu, faim et soif de la relation à l’autre) peut être rassasié. Celui qui est déjà rassasié de tout, plein de lui-même, blindé de possessions, n’a plus de désir, plus de place pour accueillir autre chose, pour s’orienter vers autre chose que ses richesses… que ce qu’il possède ou convoite.

En revanche, celui qui est appelé « pauvre » – qui n’est pas comblé et satisfait – reconnaît qu’il est dans une situation de manque. Il est en quête, en recherche. Il est prêt à bouger, à se questionner, à se déplacer.
Du fait de sa situation humble et modeste, il est dans une attitude d’ouverture (ouverture à autre chose, à une autre dimension, à l’inattendu qui vient, à la nouveauté qui peut toujours advenir), il est prêt au changement…autrement dit, il est prêt à cheminer, à suivre le Christ.
Cette possibilité de « suivre » vient précisément de cette condition d’insatisfaction et de manque dont témoignent ceux qui ont un « esprit de pauvreté », ceux qui ont en eux une place vide, inoccupée, pour accueillir et recevoir ce qui leur sera donné, pour suivre et s’engager dans la dynamique du royaume.

(3) Le thème de la « pauvreté » pose également la question de la possibilité de la confiance.
Le riche – contrairement au pauvre – peut-il faire confiance ? Peut-il facilement s’en remettre à un autre que lui-même ? C’est beaucoup plus difficile et beaucoup plus risqué pour lui… car le riche a peur … peur de perdre sa situation… ses possessions.
           
- pause (chant) -

Alors… quel est l’enjeu de cette 1ère béatitude ? Qu’est-ce qu’elle pointe ? Que nous propose Jésus ? Quel chemin nous invite-t-il à suivre ? Et comment vivre dans cette dynamique du royaume, face à un monde orienté et fasciné par la quête de la richesse ?

Il me semble que ce qui constitue l’enjeu de cette question de la pauvreté que l’évangéliste Luc oppose à la richesse, ce ne sont pas les possessions en elles-mêmes (qui constitueraient un obstacle pour s’approcher du royaume des cieux), mais c’est l’attitude qui correspond au fait de posséder ou de vouloir posséder (1)… et l’injustice qui peut résulter de cette attitude lorsqu’elle devient convoitise, lorsqu’elle est poussée à l’extrême (2).

(1) Celui qui est riche court le risque d’être attaché à ses biens, d’en devenir esclave. Il court le risque de ne plus être disponible, en quête du royaume : du monde nouveau de Dieu et de sa justice (Mt 6, 33).
Être pauvre, c’est donc ici le contraire par excellence d’être riche, au sens d’être attaché à ses possessions : la pauvreté du cœur ou celle de l’esprit correspond à une attitude de liberté, de détachement, de disponibilité, d’ouverture, de désir, d’attente, et de confiance en l’autre.

Pour Jésus, qui veut approcher de Dieu doit devenir pauvre, c’est-à-dire disponible, libre et confiant … capable de se déplacer pour suivre le Christ.
Et la promesse qui est faite à ce pauvre en esprit, ce pauvre de cœur, c’est de trouver la véritable richesse, celle offerte par Dieu. Ce n’est pas une richesse de possession, d’avoir, mais une richesse de désir, de relation… une richesse qui creuse le désir de la rencontre de l’Autre.

Il faut donc éviter une interprétation caricaturale de cette première béatitude : il n’y a pas les bons pauvres d’un côté, et les mauvais riches de l’autre. Ce qui est pointé par Jésus, c’est la question des valeurs, de l’attitude et des comportements relatifs à la pauvreté ou à la richesse. Cette question est liée à celle de nos préoccupations, de nos choix, de notre style de vie, de notre engagement à vivre des relations justes avec notre prochain, avec nos frères.

Ce qui est pointé là, en filigrane, c’est la question de la justice… de la justice avec et vis-à-vis de mon frère qui est pauvre, qui vit dans le besoin. Car qui dit « justice » pour le riche, dit forcément « partage » avec le pauvre.

Le problème de la « richesse » n’est pas une question de niveau, de degré de « fortune ». Peu importe, en réalité, le montant des possessions de chacun. Ce n’est pas là le fond du problème.
Le riche peut aussi vivre dans une attitude de pauvreté : vivre comme s’il n’était pas riche.
Mais, faire « comme si ne pas » est évidemment beaucoup plus difficile, car la possibilité de la possession et la tentation de la convoitise (c’est-à-dire de ramener toute chose à soi-même) sont là… à la porte.
La difficulté du riche, c’est précisément de renoncer aux prérogatives, aux privilèges que lui offre son état, pour vivre dans une attitude de pauvreté… c’est de renoncer à ce qu’il pourrait avoir, en ayant davantage, pour rechercher ce qu’il n’a pas, comme celui qui est pauvre.
Autrement dit, la difficulté du riche, c’est d’abandonner ce qu’il est de part ce qu’il a… pour simplement être devant Dieu…. pour changer de quête… en vivant dans le désir, non de la possession, mais de la relation.

Le riche doit donc changer de trésor (Mt 6, 21) et c’est là une difficulté, comme le souligne la conclusion du récit du jeune homme riche : « En vérité, je vous le déclare, un riche entrera difficilement dans le royaume des cieux » (Mt 19, 23).

L’homme se trouve donc situé entre les réalités de ce monde et les biens spirituels (la pauvreté, la douceur, la miséricorde, la paix, la justice) qui permettent de s’approcher de Dieu… d’entrer dans le monde nouveau de Dieu.
Adopter un « esprit de pauvreté », c’est faire un choix : celui de l’ouverture pour pouvoir accueillir, écouter et répondre à Celui qui nous appelle… celui de nous laisser transformer et construire par Dieu. Cela signifie également un renoncement : renoncer à servir deux maîtres (Mt 6, 24), pour suivre le Christ et orienter notre désir vers Dieu.

Si l’évangéliste Matthieu parle d’« esprit de pauvreté », là où l’évangéliste Luc parle de « pauvreté » simple, cela montre que le terme « pauvres » ne signifie pas l’appartenance à une classe économique ou sociale, mais la décision personnelle en faveur d’un certain style de vie.
Le royaume des cieux appartient à ceux qui sont humbles, doux, compatissants, à ceux qui prêtent l’oreille à la proclamation de la justice de Dieu, à ceux qui se décident à mettre leur confiance dans la bonté providentielle de Dieu.

Il s’agit donc de s’interroger et de savoir en quel lieu, à quel endroit, en qui nous plaçons véritablement notre confiance … là où se trouve notre cœur (Mt 6, 21).

Par ailleurs, je crois qu’il faut aussi dépasser le dualisme et la vision quelque peu manichéenne de l’évangéliste Luc (Lc 6, 20-26).
Bien des pauvres dans notre société se comportent de la même manière que des riches. Et cela est dû à ce que notre société de consommation présente comme le chemin du bonheur : acquérir, posséder, pour satisfaire et jouir.
Si le pauvre suit ce chemin – celui de la convoitise – il se comporte en réalité exactement comme le riche (tout en étant pauvre), car sa quête ne porte alors que sur la possession, et son seul désir est finalement d’être et de faire comme le riche.
Autrement dit, il y a aussi des pauvres qui se trompent de cible – et ils sont nombreux (Mt 7, 13) –  car leurs oreilles sont bercées par les illusions et les promesses trompeuses d’une société fondée sur le commerce et l’avoir.

(2) Lorsque le théologien Paul Tillich parle du péché, il utilise trois termes : l’incroyance, l’hubris, la concupiscence. L’incroyance est le contraire de la foi. Elle consiste à se détourner de Dieu pour se tourner vers soi. L’hubris est la surestimation de soi-même, l’élévation de soi à la place de Dieu. Enfin, la concupiscence – qui nous intéresse ici – désigne la convoitise illimitée de l’homme, le fait de vouloir tout s’accaparer, tout ramener à soi et tout inclure en soi. Paul Tillich la définit comme le « désir illimité d’inclure dans son propre soi l’ensemble de la réalité »[1]. Le problème de la convoitise ne vient pas du désir en lui-même, mais réside dans le « tout » du désir d’objet, c’est-à-dire dans son caractère excessif et totalitaire… dans le fait que ce désir de possession, infini et incessant, est en réalité indéfini et égoïste, car il ne désire pas l’autre (en tant que sujet, et sujet déterminé), mais il ramène uniquement l’autre à soi (en tant qu’objet) et vise seulement la satisfaction de son propre plaisir à travers l’autre.

C’est là – je crois – un des problèmes majeurs de notre société occidentale (fondée sur le système de l’échange) qui tend bien souvent à réduire toute relation à une relation de type économique, commercial ou utilitariste.
En général, ce qui est visé dans l’échange, c’est l’objet échangé, ce n’est pas l’autre en tant que sujet qui échange. Peu importe ce qui advient de l’autre, peu importe que l’autre profite – ou non – de l’échange, ce qui compte c’est ce que cela va me rapporter … à moi. Dans cette logique, je peux même en arriver à considérer l’autre comme un objet d’échange, pourvu que cela me rapporte quelque chose… pourvu que j’y « gagne » quelque chose.
Et lorsque j’y « gagne » quelque chose, la question est de savoir (mais souvent nous ne voulons pas le savoir) si ce n’est pas finalement au prix de l’autre, si ce n’est pas en « perdant » l’autre.

C’est ainsi que fonctionne, d’une certaine manière, la spéculation boursière. Ce qui compte c’est ce que mon investissement va me procurer. Le trader ne se préoccupe pas de l’autre : de celui qui se trouve à l’autre bout de la chaîne économique. Lorsqu’il spécule sur la dette de l’état Grec ou sur des matières premières, peu importe qu’il participe à l’endettement et à l’appauvrissement des Grecs contraints à emprunter à des taux de plus en plus élevés, peu importe que le marché du cacao s’effondre provoquant la ruine des petits producteurs (et de leurs familles) à l’autre bout de la planète,… ce qui compte, c’est le profit personnel de sa clientèle (et le sien), c’est d’en avoir toujours davantage.

Aujourd’hui, de plus en plus de personnes prennent conscience de la déshumanisation provoquée par un système « néolibéral » poussé à l’extrême…lorsqu’il n’y a plus de régulation pour protéger les plus faibles, lorsqu’on a perdu la vision et les objectifs premiers d’un système libéral – fondé sur le concept moral de justice – qui devait profiter au plus grand nombre, et non seulement aux plus riches. 
Il faudrait évidemment nuancer le propos. Et c’est sans doute ici une caricature du « riche » du 21ème siècle, et de l’injustice que provoque sa convoitise, mais cela montre la conversion, le retournement qui reste encore à opérer pour suivre le Christ.

En appelant à vivre dans la pauvreté de cœur, Jésus appelle ses disciples à emprunter une autre voie, à se soucier avant tout de la justice (Mt 6, 33), à se préoccuper d’abord de l’autre.
Il nous invite à nous engager dans une forme de résistance face à la tyrannie du matérialisme, de la consommation, à la fois, en contestant la toute-puissance des valeurs induites par ce modèle (que sont la force, la richesse, la violence d’une réussite qui écrase les autres), et en s’inscrivant dans une autre logique : celle de la sobriété pour soi et de la générosité pour l’autre, celle du don et du partage, en vue de la fraternité et de l’amour.

Il faut donc comprendre pourquoi Jésus loue la pauvreté comme la première des béatitudes.
Comme le souligne Paul Tillich, Jésus « loue les pauvres dans la mesure où ceux-ci vivent dans deux mondes : le monde présent et le monde qui vient [le monde nouveau de Dieu]. Et il menace les riches, dans la mesure où ceux-ci ne sont orientés que sur un seul monde »[2].

« Cela fait entrer dans nos vies une formidable tension. Notre vie appartient à deux ordres dont l’un est l’envers de l’autre. L’ordre qui vient [le royaume] est toujours en marche, ébranlant l’ordre d’ici, luttant avec lui. […] L’ordre qui vient est toujours a portée de la main, mais on ne peut jamais dire "il est ici ou il est là !" [cf. Lc 17, 20-21]. On ne peut jamais le saisir – mais on peut être saisi par lui, et dès qu’un homme est saisi par lui, il est riche même s’il est pauvre dans cet ordre-ci. Sa richesse n’est autre que sa participation à l’ordre qui vient, à ses batailles, ses victoires et ses défaites. Il est béni, il peut se réjouir et danser, même s’il est solitaire et insulté, car sa solitude appartient à cet ordre-ci, tandis qu’il appartient lui-même à l’autre ordre »[3]. Il appartient déjà au monde nouveau de Dieu qui a pris pied sur notre terre avec Jésus.

Savoir que le monde nouveau de Dieu n’est pas seulement une réalité à venir, mais une réalité qui est déjà là, en devenir… savoir que notre vie n’appartient pas seulement au monde tel que la plupart des hommes le voient, mais aussi au monde tel que Dieu le voit et le veut, change notre manière de penser notre existence, nos engagements, notre manière de voir la vie, ce qui l’oriente et lui donne sens.

Par le retournement des valeurs que provoquent les béatitudes, Jésus nous invite à choisir un autre chemin, à faire place à ce monde nouveau de Dieu, ce monde de salut (de guérison et de libération) dans lequel il nous invite à entrer, auquel il nous invite à participer.

Conclusion

Alors… chers ami(e)s, que pouvons-nous retenir de cette méditation ?

« Heureux ceux qui ont l’esprit de pauvreté : le royaume des cieux est à eux » (Mt 5, 3)
Cette béatitude « en creux » nous rappelle paradoxalement que le bonheur ne vient pas d’une accumulation de choses mais par le creux et la place qui est en nous… qui nous donne la possibilité d’accueillir ce qui se présente à nous.

Riche ou pauvre, Jésus nous appelle à dépasser la préoccupation mondaine de l’avoir et du pouvoir, à faire « comme si ne pas », comme si nous n’étions pas riche, à laisser en nous un espace vide, à vivre dans la quête et le désir de l’autre pour lui-même, et non pour ce qu’il peut nous procurer.

Jésus nous invite à sortir du système de l’échange et de la convoitise, pour vivre dans la logique du partage et de la gratuité, qui répond à l’amour du prochain.

En d’autres termes, Jésus nous appelle à changer de comportement… à nous engager à sa suite dans l’espérance de la justice. … celle qui nous porte à voir en tout autre, un frère, un être humain créé à l’image de Dieu et aimé par lui.

En changeant de style de vie, de manière de vivre, nous communiquons d’autres valeurs autour de nous, nous participons (à notre niveau) à un changement de regard sur le monde, tout en nous approchant du monde nouveau de Dieu.

Frères et sœurs… que Dieu nous donne d’être des témoins disponibles, libres et confiants autour de nous… des témoins de l’Evangile du don et de la gratuité.
Amen.


[1] Paul Tillich, Théologie Systématique : ST II, p.52 (TS 3, p.88).
[2] Paul Tillich, Les Fondations sont ébranlées : FE, p.45.
[3] Ibid. 

dimanche 4 mars 2012

Mt 5, 1-12

Mt 5, 1-12
Lectures bibliques : Ps 1 ; Mt 5, 1-12 ; Mt 7, 21-23 ; Mt 10, 24-25a. 38-39.
Série de prédications sur Mt 5 à 7 (le sermon sur la montagne) : n°1 – Mt 5, 1-12
Thématique : le bonheur et les béatitudes (De quel bonheur parle-t-on ? A qui s’adressent les promesses de Jésus ? Qu’est-ce qui caractérise le véritable bonheur selon Jésus ?)

Prédication = vois plus bas, après les lectures

Lectures

- Ps 1 (traduction TOB)

1Heureux l'homme
qui ne prend pas le parti des méchants,
ne s'arrête pas sur le chemin des pécheurs
et ne s'assied pas au banc des moqueurs,
2mais qui se plaît à la loi du SEIGNEUR
et récite sa loi jour et nuit !
3Il est comme un arbre planté près des ruisseaux :
il donne du fruit en sa saison
et son feuillage ne se flétrit pas ;
il réussit tout ce qu'il fait.
4Tel n'est pas le sort des méchants :
ils sont comme la bale que disperse le vent.
5Lors du jugement, les méchants ne se relèveront pas,
ni les pécheurs au rassemblement des justes.
6Car le SEIGNEUR connaît le chemin des justes,
mais le chemin des méchants se perd.

- Mt 5, 1-12 (traduction NBS)

Voyant les foules, [Jésus] monta sur la montagne, il s'assit, et ses disciples vinrent à lui.
2Puis il prit la parole et se mit à les instruire :
3Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux !
4Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés !
5Heureux ceux qui sont doux, car ils hériteront la terre !
6Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés !
7Heureux ceux qui sont compatissants, car ils obtiendront compassion !
8Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu !
9Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu !
10Heureux ceux qui sont persécutés à cause de la justice, car le royaume des cieux est à eux !
11Heureux êtes-vous lorsqu'on vous insulte, qu'on vous persécute et qu'on répand faussement sur vous toutes sortes de méchancetés, à cause de moi.
12Réjouissez-vous et soyez transportés d'allégresse, parce que votre récompense est grande dans les cieux ; car c'est ainsi qu'on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés.

- Mt 5, 3-10 (traduction Chouraqui)

En marche ceux qui sont spirituellement pauvres, car le royaume des cieux est à eux !
En marche ceux qui sont en deuil, car ils seront consolés !
En marche ceux qui sont doux, car ils hériteront la terre !
En marche ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés ! 
En marche ceux qui sont compatissants, car ils obtiendront compassion !
En marche ceux qui ont le cœur disponible, car ils verront Dieu !
En marche ceux qui sont persécutés à cause de la justice, car le royaume des cieux est à eux !

- Mt 7, 21-23 (traduction TOB)

21« Il ne suffit pas de me dire : “Seigneur, Seigneur ! ” pour entrer dans le Royaume des cieux ; il faut faire la volonté de mon Père qui est aux cieux. 22Beaucoup me diront en ce jour-là : “Seigneur, Seigneur ! n'est-ce pas en ton nom que nous avons prophétisé ? en ton nom que nous avons chassé les démons ? en ton nom que nous avons fait de nombreux miracles ? ” 23Alors je leur déclarerai : “Je ne vous ai jamais connus ; écartez-vous de moi, vous qui commettez l'iniquité ! ”

- Mt 10, 24-25a. 38-39 (traduction TOB)

24Le disciple n'est pas au-dessus de son maître, ni le serviteur au-dessus de son seigneur. 25Au disciple il suffit d'être comme son maître, et au serviteur d'être comme son seigneur.

38Qui ne se charge pas de sa croix et ne me suit pas n'est pas digne de moi. 39Qui aura assuré sa vie la perdra et qui perdra sa vie à cause de moi l'assurera.


Prédication de Pascal LEFEBVRE / Marmande, le 04/03/12

Sois heureux à tout prix !
Mets tout en œuvre pour être heureux !
Il y a, dans notre société contemporaine, une injonction au bonheur.
Il te faut absolument être heureux…sinon…. sinon ta vie est ratée !

Mais de quel bonheur parle-t-on ?

Le plus souvent, on définit le bonheur comme un état durable de plénitude et de satisfaction, comme un état d’équilibre général et agréable d’où la souffrance, le stress, l’inquiétude et le trouble sont absents.
On associe aussi indirectement le bonheur avec la chance, la bonne fortune dont il dépendrait et qu’il faut – si possible – mettre de son côté.

Le bonheur se présente plus ou moins comme un conte de fée dont on accueille l’image dans l’enfance, et que l’on a tendance à garder quelque part au fond de sa mémoire :
Si tu as de la chance et si tu travailles bien, tout ira pour le mieux. Tu auras un métier intéressant et rémunérateur. Tu seras reconnu et respecté. Tu épouseras l’homme ou la femme que tu aimes. Vous aurez une belle voiture, une maison confortable. Vous voyagerez, vous aurez pleins d’amis, de beaux enfants, et vous serez heureux pour toujours.
Ainsi, tu seras satisfait à tous les niveaux. Tu seras comblé par tous les plaisirs que la vie peu t’offrir.

A peu près tout le monde espère – ou a espéré – vivre un jour un tel bonheur : un bonheur où la vie est synonyme de plaisir, de bien-être, de richesse, de puissance, de vigueur, d’épanouissement… autrement dit, de satisfaction de ses désirs personnels.
Chacun se donne les moyens d’y parvenir… les moyens de construire ce bonheur idéalisé.

Mais, malheureusement, bien souvent, un problème surgit.
Il y a un truc qui coince quelque part… un imprévu … un événement qui vient menacer l’espérance d’atteindre un jour cette image du bonheur. Cet imprévu s’appelle ici ou là : échec scolaire ou professionnel, faillite, licenciement, chômage, divorce, accident, maladie, deuil, décès, etc.

Dès lors, plusieurs questions qui se posent :
Comment intégrer les éléments perturbateurs … les éléments malheureux… sans remettre en cause la possibilité même du bonheur ?
Plus fondamentalement, qu’en est-il de cette vison du bonheur ?
Un bonheur qui exclut en lui-même toute trace de malheur est-il possible ?
Et si ce type de bonheur devait exister, serait-il finalement si enviable ? Qu’aurait-on encore à attendre de la vie en étant toujours comblé, pleinement satisfait ?

Avec les « béatitudes », qui introduisent le sermon sur la montagne, Jésus prend le contre-pied de ce type d’attente et nous propose un autre bonheur… une autre espérance.
Ce bonheur repose avant tout sur un désir : le désir de vivre dans la fidélité à la loi de Dieu… car cette loi est – pour le psalmiste (Ps. 1), comme pour Jésus (Mt 5, 17-20) – la source des relations justes entre les hommes.

Que l’on considère personnellement le bonheur comme une réalité (vers laquelle tendre) ou simplement comme idéal (un idéal de l’imagination, comme l’écrit Emmanuel Kant), Jésus nous propose, pour sa part, de vivre le bonheur comme un cheminement… un chemin balisé par la volonté de Dieu… un chemin où l’on ne marche pas seul, mais en communion avec Dieu.
Et Jésus nous propose de nous y inscrire concrètement en nous y engageant, par nos choix, notre manière de vivre, notre responsabilité.
Car ce bonheur nécessite notre adhésion, notre engagement et notre fidélité à la loi de Dieu. Il convient de devenir soi-même signe du monde nouveau de Dieu auquel Jésus nous invite à aspirer, dont il nous appelle à être les artisans.

Plusieurs points caractérisent le bonheur des béatitudes. J’en relèverai quatre :
-       Premièrement, ce bonheur est conjugué à la fois au présent (V.3 & 10) et au futur (v. 4-9). Il s’agit donc d’une marche, d’un cheminement porteur de promesses. Le mot « heureux » vient d’un terme hébreux qui signifie « debout et en marche ». Ce qui indique bien que le bonheur n’est pas un état, mais une dynamique. C’est la démarche du croyant qui avance, qui se laisse orienter et transformer par Dieu.
-       Deuxièmement, le bonheur dont parle Jésus est un bonheur qui ne nie pas l’épreuve, mais qui est capable de l’intégrer, de la traverser et de la surmonter.
-       Troisièmement, il s’agit d’un bonheur qui s’enracine dans un comportement juste, dans un style de vie orienté par la Parole de Dieu, par la justice de Dieu : une Justice qui ne s’inscrit pas dans le donnant-donnant, la réciprocité, la symétrie, mais dans le don et la gratuité qu’offrent l’amour et la compassion (Mt 5, 38-48).
-       Quatrièmement, il s’agit d’un bonheur conjugué au pluriel. Jésus dit « heureux les doux… les miséricordieux … les artisans de paix… ». Il ne s’agit pas d’un bonheur égoïste, résultant du chacun pour soi, mais d’un bonheur qui ne prend sens que dans la relation à l’autre, dans le partage… à commencer par le partage de soi-même, de ses dons, de sa pauvreté. Le bonheur des béatitudes est orienté sur le rapport à l’autre, sur ce que l’on peut apporter et donner aux autres. Il se différencie donc de la quête traditionnelle d’un bonheur compris le plus souvent comme la satisfaction de son intérêt personnel. Précisément, le but de l’évangile n’est pas de courir après son propre bonheur, mais de « demeurer dans l’amour » (Jn 15, 9-17). Il me semble que cette conviction, qui nous appelle à élargir notre regard, prend racine dans une notion biblique (que l’on retrouve aussi dans la devise de la république française) : la fraternité. Je ne peux pas être heureux en étant indifférent à mon prochain. Je ne peux pas être véritablement heureux en commettant l’injustice, en perdant mon frère, en faisant abstraction de lui. Le bonheur évangélique est forcément conjugué au pluriel.

Sans reprendre tous ces points en détail, je voudrais m’arrêter avec vous [ce matin] sur deux points :

Premier point … A qui s’adressent les promesses de Jésus ? Qui concernent-elles ? Quels en sont les destinataires ?

Dans sa prédication, Jésus promet le bonheur mais il ne s’agit pas d’un bonheur « béat », tout rose, d’un bonheur indemne de tout malheur.
Il ne s’agit pas non plus d’un bonheur à construire uniquement par ses propres forces, à obtenir par soi-même… comme s’il ne dépendait que de nous de vivre seulement des bons moments, sans rencontrer un jour ou l’autre une difficulté sur notre chemin.

Personne n’est à l’abri d’un évènement malheureux, personne ne peut éviter qu’un événement tragique vienne un jour secouer son existence. C’est précisément parce qu’elles prennent au sérieux cette réalité que les assertions paradoxales des béatitudes (comme : « heureux ceux qui pleurent... ils seront consolés ») viennent nous interroger.
En effet, qu’est-ce qui peut nous permettre de transcender, de dépasser le malheur, les larmes, la violence, l’injustice ?

La réponse de Jésus est celle de l’espérance de celui qui cherche le royaume (Mt 6,33) : le monde nouveau de Dieu … l’espérance d’un bonheur malgré l’adversité… l’espérance d’un bonheur qui peu à peu se creuse dans la relation à Dieu… d’un bonheur qui est promis à qui marche à la suite du Christ, à qui adopte un comportement fondé sur les paroles de Jésus, à qui s’enracine dans les valeurs de l’Evangile (que sont la pauvreté, la douceur, la miséricorde, la paix), pour vivre une vie juste devant Dieu, une vie ajustée au désir de Dieu, fondée sur sa justice.

Autrement dit, pour Jésus, le véritable bonheur découle de la communion avec Dieu. Le bonheur ne dépend pas des valeurs de ce monde, de ce que l’on possède ou de ce dont on jouit, mais de ce que l’on est devant et avec Dieu (cf. Ps 1).

Cette communion avec Dieu est comprise comme un cheminement, comme un projet de vie, qui permet à l’homme de percevoir et d’occuper sa juste place dans le monde, dans sa relation aux autres. 

Le bonheur qu’évoquent les béatitudes n’est donc pas le bonheur « béat » de celui « qui éprouve une satisfaction niaise de soi-même » (pour reprendre la définition du terme « béat » selon le Trésor de la langue française), mais celui d’une marche qu’opèrent des personnes dont la vie est orientée par des valeurs opposées aux critères du monde, qui sont ceux de la puissance et de la réussite.

Ceux que Jésus appelle « bienheureux » sont ceux qui sont en marche vers le royaume et la justice de Dieu (Mt 6, 33).
Ce sont ceux qui ont adopté un certain style de vie… un style de vie fait de confiance, de pauvreté, de douceur, de compassion. Ce sont ceux qui ont le cœur disponible, qui sont des artisans de paix. Ce sont encore ceux qui ont faim et soif de justice (v.6) ou qui sont persécutés à cause de la justice (v.10).

En d’autres termes, ce sont des hommes et des femmes qui ont fait un choix de vie : celui de suivre le Christ.
Ce choix est synonyme d’une nouvelle manière de vivre. Il signifie l’adoption de certains comportements relationnels fondés sur l’amour et la compassion.
Ces comportements ne sont pas sans risque. Ils sont, au contraire, susceptibles de faire vivre ceux qui les empruntent dans la faiblesse, la vulnérabilité ou l’épreuve.

C’est à eux – à ceux qui s’engagent sur ce chemin – que Jésus promet le bonheur qui conduit au royaume des cieux (v.3 & 10), c’est-à-dire dans la proximité de Dieu.

Pour recevoir et vivre cette promesse, les auditeurs de Jésus sont donc invités à s’engager – à prendre leur part, à se charger de leur croix (Mt 10, 37-39) – à devenir « disciples », « artisans » du monde nouveau de Dieu, en adoptant une attitude nouvelle qui vit de la miséricorde du Père céleste (Lc 6, 36) et qui cherche sa justice.

- pause (chant ou musique) -

Après cet éclairage sur les destinataires des promesses de Jésus… j’en viens au second point… D’où vient le bonheur paradoxal des béatitudes ? Qu’est-ce qui caractérise le véritable bonheur selon Jésus ?

Le paradoxe des béatitudes vient du renversement des valeurs mis en avant (avec leurs conséquences possibles) et du bonheur promis correspondant (malgré ces conséquences).
Jésus ne dit pas « heureux les riches, heureux les forts », mais précisément le contraire. Il met en exergue des valeurs qui ne sont pas celles du monde.

Ce qui est paradoxal dans les béatitudes, c’est que ceux à qui s’adresse une promesse de bonheur sont définis par leur comportement, par la décision qu’ils ont prise d’adopter une attitude juste (inspirée de la miséricorde et la générosité de Dieu). En raison de cette attitude, ils sont – pour certains d’entre eux – l’objet de pressions ou de répression. Mais, en même temps, ils sont dores et déjà déclarés « bienheureux ».

Autrement dit, Jésus déclare (paradoxalement) « bienheureuses » des personnes qui – au moins en partie – semblent subir une situation difficile ou même une forme de malheur (révélé par des larmes (v.5) ou des persécutions (v.10)). Ces épreuves sont comprises comme la conséquence possible d’un comportement juste, comme ce qui résulte du choix de ces hommes et ces femmes de Dieu, qui ont pris appui sur des valeurs justes, en y souscrivant concrètement.

Il y a donc une tension entre le royaume, le monde nouveau de Dieu, dans lequel les disciples sont déclarés « bienheureux », et le monde présent, la société dans laquelle les disciples continuent à vivre, en subissant parfois des situations difficilement supportables.

Jésus prévient ses disciples (cf. aussi Mt 8, 20). Il est possible que ceux qui s’enracinent fidèlement dans la volonté de Dieu, dans sa loi, puissent en subir les conséquences, dans la mesure où ils viennent s’opposer aux logiques de notre monde (marqué – nous le savons – par l’injustice, le règne de la force et de la violence des plus puissants)… afin de changer les mentalités, de les orienter dans la perspective du royaume de Dieu.

Le paradoxe des béatitudes met donc en avant – et en concurrence – deux conceptions du salut : celle que Jésus vient proposer, et celle à laquelle les humains ont majoritairement adhéré, à savoir qu’il n’y a de salut qu’avec plus d’avoir et plus de pouvoir.
C’est précisément cette vision du salut que les béatitudes contestent.

Certaines promesses des béatitudes sont au présent (v.3.10) et d’autres au futur (v.4-9).
Cela signifie que ceux qui ont « l’esprit de pauvreté » (v.3) ou qui sont « persécutés pour la justice » (v.10) sont dores et déjà dans la proximité du royaume, du monde nouveau de Dieu.
Ce monde nouveau n’est donc pas seulement un monde à venir, mais c’est une réalité qui est déjà là (cf. Lc 17, 20-21), qui a déjà pris pied sur notre terre avec Jésus, et qu’il nous invite à rechercher.
Aux autres – aux affligés, aux affamés de justice – est promis un bonheur à venir, un bonheur capable de surmonter leur malheur actuel : lorsqu’ils seront consolés (v.5) ou rassasiés de la justice de Dieu (v.6). 

Le bonheur promis par Jésus est un bonheur qui n’est pas une négation du malheur, mais qui est compris comme son dépassement. Et c’est en cela qu’il s’agit du véritable bonheur, d’un bonheur inespéré… car c’est un bonheur qui non seulement ne nie pas les difficultés, ni les épreuves, mais qui est capable d’intégrer le malheur en le traversant et en le surmontant.
C’est un bonheur capable de vaincre définitivement le malheur, et, de ce fait, apte à atteindre un point de non retour… une « forme » d’éternité.

Personnellement, ce que j’aime dans les béatitudes, c’est cette idée d’un bonheur qui n’est pas naïf… d’un bonheur qui prend acte et qui intègre la possibilité même du malheur.
Il me semble que les béatitudes viennent s’opposer à une idée récente du bonheur selon laquelle rien de doit venir altérer notre bonheur.
Dans les béatitudes, Jésus ne dit pas « heureux ceux qui ne pleurent pas », mais « heureux ceux qui pleurent, ils seront consolés ».
Il montre par là qu’il n’y a pas de véritable bonheur intact… indemne d’une part de malheur. Il n’y a pas de vrai bonheur sans trace d’un malheur surmonté.

Autrement dit, il n’y a pas de bonheur possible sans intégration de ce qui pourrait venir s’y opposer et le limiter, sans intégration de la possibilité même d’une résistance au bonheur, de la survenue d’un malheur.
Jésus n’exclut pas la dimension possible du malheur, mais il annonce un bonheur capable de la traverser et de la dépasser.

Cette force capable de surmonter le malheur jusqu’à atteindre le bonheur, c’est la relation à Dieu, l’assurance de sa présence en toute circonstance, la certitude de sa proximité pour qui vit de sa Parole (Mt 7, 24 ; Mt 25, 40).

Il s’agit d’un bonheur qui trouvera son plein accomplissement dans le futur, mais qui, en réalité, commence dès maintenant.
En effet, la pleine félicité à venir est comprise comme une conséquence immédiate d’un présent qui est vécu au service de la volonté de Dieu.

Ceux qui reçoivent la promesse d’un bonheur sont ceux qui cheminent dès maintenant à la suite du Christ, qui agissent courageusement et patiemment pour la paix, la douceur ou la miséricorde, qui sont au service de la justice de Dieu… autrement dit… ce sont des hommes et des femmes qui vivent déjà dans la perspective du royaume des cieux… qui sont dé-préoccupés d’eux-mêmes (Mt 6, 25.31-33 ; Mc 8, 34-35) et tournés vers les autres.
En vivant dans l’amour du prochain, ils sont déjà entrés dans la logique de la promesse, ils sont déjà associés à la joie des enfants de Dieu.

En relisant attentivement les béatitudes, on peut constater que Jésus met l’accent sur une double proclamation : la recherche de la justice et la promesse de la justice (Mt 5, 6 & 10).
Cela montre que pour Jésus, le véritable bonheur – le bonheur de celui qui marche sous le regard de Dieu, en s’enracinant dans sa Parole – est lié à cette notion de « justice » de Dieu.
Seul le juste, seul celui qui tente d’accomplir la volonté de Dieu (Mt 7, 21), en enracinant son existence dans les valeurs de l’Evangile, participe à la proximité du royaume des cieux.
Par ses choix et son style de vie – fait de pauvreté, de douceur, de paix – il peut certes traverser de situations difficiles et éprouvantes, puisqu’il s’oppose aux valeurs du monde – fondées sur la richesse, la puissance et la force – mais il est assuré de marcher dans la bonne direction, il est certain de vivre ses relations aux autres dans la justesse des commandements divins fondés sur l’amour et la miséricorde du Père (Mt 6, 44-45. 48).

Les béatitudes nous donne donc un nouveau regard sur la notion de « bonheur ». Le bonheur dont parle Jésus ne peut pas être un bonheur égoïste. Il ne désigne pas ce qu’on peut entendre habituellement derrière ce mot lorsqu’on l’assimile aux termes : plaisir, jouissance, chance, bonne fortune. Ce n’est pas le bonheur de l’homme riche, de celui qui satisfait ses désirs personnels ou de celui à qui la vie sourit. Mais il advient dans la réalisation de la « justice », c’est-à-dire dans la fidélité à la loi de Dieu.
Pour Jésus, seul celui qui tente d’accomplir ce qui est juste aux yeux de Dieu, de mettre en pratique sa Parole, peut être déclaré « bienheureux », car il sait qu’il répond à ce que Dieu veut pour l’être humain.
La « justice » pour l’évangéliste Matthieu (cf. aussi en Gn 15,6) est un engagement : une fidélité de vie, une vie ajustée au désir de Dieu, à laquelle le croyant décide de se tenir.

Conclusion

Alors, Frères et sœurs, que retenir de cette méditation des béatitudes ?

Jésus appelle ses disciples à le suivre, à adopter un style de vie, un comportement qui s’enracine dans l’amour, la paix et la justice.
En s’engageant sur ce chemin, le disciple reçoit une promesse… non pas celle que rien ne lui arrivera, qu’il ne traversera pas de situations difficiles… mais la promesse que, malgré ces évènements, rien ne peut altérer le bonheur qui lui est promis : celui de vivre dans la proximité de Dieu. C’est, en effet, ce qu’expriment les différents termes : « avoir le royaume des cieux » (v.3.10), « voir Dieu » (v.8) ou « être appelé fils de Dieu » (v.9).
Adopter et mettre en pratique les valeurs de l’Evangile, c’est vivre dans la proximité de Dieu.

La conviction sous-jacente aux béatitudes est que seule la vie devant Dieu et avec Dieu peut véritablement procurer le bonheur, c’est-à-dire nous mettre « debout et en marche », dans une dynamique de vie.
Ce bonheur que Dieu nous donne nous ne pouvons pas l’arracher, le conquérir, mais nous pouvons le recevoir, en apprenant à vivre de son amour, en apprenant à nous libérer de nos égoïsmes, pour nous ouvrir aux autres.
Et pour cela – pour peu à peu nous laisser transformer – il faut d’abord nous mettre à l’écoute de sa Parole.
Ecouter, ce n’est pas rester à distance, c’est suivre et s’engager. Il n’y qu’une manière adéquate d’écouter les paroles de Jésus, c’est de marcher à la suite du Christ, en mettant ses paroles en pratique, en plaçant notre confiance en Dieu.

Alors…que l’Esprit saint nous conduise et nous aide à marcher dans l’esprit des béatitudes.
Amen.