dimanche 27 novembre 2011

Lc 24, 13-35

Lc 24, 13-35

Lecture biblique : Lc 24, 13-35  
Culte avec Confirmation (et 1ère communion) 
Thématiques :   - Accueillir la présence du Ressuscité… la Ste Cène (1)
                        - Restructurer notre foi… une nouvelle espérance (2)
                        - Relire sa vie selon la foi… et y discerner la présence de Dieu (3)
                           (Partie (3) partiellement inspirée d’une prédication de Luc Olivier Bosset)
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 27/11/11.


Le passage de l’évangile que nous venons d’entendre – ce récit bien connu des disciples d’Emmaüs – décrit un processus de cheminement, qui aboutit à un retournement du cœur et de l’intelligence :
Les disciples, plongés dans la tristesse, anéantis par la mort de leur maître et en proie à la déception, quittent Jérusalem et font route vers Emmaüs. Mais voilà qu’à la fin de la journée, ils se lèvent, ils font demi-tour et retournent à Jérusalem (v.33).
Le mot qui traduit ce mouvement – se lever (anisthémi) – c’est le même verbe que l’on traduit habituellement par « ressusciter ».
Alors, ce matin, j’aimerai simplement réfléchir avec vous à trois questions :
(1) qu’est-ce qui a produit ce mouvement et ce changement de cap ? (2) qu’a-t-il opéré ? et (3) comment s’est-il produit ?

(1) Le retournement des disciples est le fruit d’une rencontre… une rencontre inouïe qui les a bouleversés, qui a changé leur regard et la nature de leur espérance.
Cette rencontre c’est celle du Christ Ressuscité : celui qui marche à nos côtés mais qu’on ne voit pas : 
« Jésus, s’étant approché, faisait route avec eux, mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître » (v. 15b-16).
Et, au bout du chemin, lorsqu’on le reconnaît, il « devient invisible », insaisissable, il nous échappe :
« Alors leurs yeux furent ouverts et ils le reconnurent, mais il leur devint invisible » (v.31).

Voilà un texte biblique paradoxal ; un texte qui nous parle de passages : passage de la mort à la vie, de la cécité à la reconnaissance, du désespoir à l’espérance.
Tous ces passages sont suscités par un événement : Pâques. Ce mot hébreu « Pessa’h » qui veut dire « passer, sauter par dessus », « passer outre », « passage ».
Il décrit, à la fois, le passage de l’esclavage à la liberté, vécu par le peuple juif lors de sa sortie d’Egypte, et le passage de la mort à la vie, la résurrection de Jésus Christ.
« Pâques », c’est ce mot qui veut dire … que la mort n’a pas le dernier mot… que Dieu a le pouvoir de libérer et de relever les hommes, de surmonter le désespoir et la mort pour offrir la vie… la vie en plénitude.

Alors, si Pâques est un passage, le Christ Ressuscité est un passeur… un passeur qui nous accompagne, qui nous aide à cheminer, à relire notre histoire pour lui donner un sens.
C’est cette expérience de relecture et de résurrection dont sont témoins les disciples d’Emmaüs.

Voilà qu’une rencontre s’offre à eux : une rencontre qui change leur manière de voir et de vivre le présent, une rencontre où l’absence devient nouvelle compréhension d’une présence.

En racontant cette rencontre, l’évangéliste Luc ne décrit pas seulement un événement passé et unique, une apparition du Ressuscité il y a 20 siècles, mais il éclaire aussi quelque chose de notre situation présente, de notre situation paradoxale de croyant – encore aujourd’hui – où se mêlent, à la fois, l’absence de Jésus et la présence du Ressuscité : une présence spirituelle (1 Co 15, 44-45 ; 2 Co 3, 17-18), malgré une absence physique… une présence mystérieuse et invisible.

C’est, en effet, ce qu’atteste nombre de livres du Nouveau Testament : Jésus le Christ est mort Crucifié, il est Ressuscité, il a rejoint le Père, et il/qui nous donne son Esprit pour nous accompagner et nous soutenir jour après jour.

Le récit des disciples d’Emmaüs se situe au premier soir de la résurrection.
- Au début du chemin, le Christ est un inconnu qui vient rejoindre les disciples sur la route. Il est là, présent à leurs côtés. Mais il n’est pas reconnu (v.15-16).
Il en est de même pour nous : lorsque nous endurons des épreuves personnelles, nous nous sentons parfois seuls, désemparés, désespérés. Nous avons l’impression d’être abandonnés, nous sommes écrasés par le découragement, enfermés dans notre incompréhension, aveuglés par notre malheur. Mais, en réalité – imperceptiblement – le Ressuscité fait déjà route avec nous.

- Puis, au fur et à mesure du chemin, les évènements peuvent prendre sens. Et lorsque le Ressuscité est enfin reconnu, à l’étape d’Emmaüs, il devient invisible (v.31-32).
Ce constat est aussi celui que nous faisons, lorsqu’il nous arrive de nous sentir bien, en accord avec nous-mêmes et en communion avec nos proches. Nous pouvons alors ressentir une présence spirituelle – que l’on peut nommer Esprit saint ou Christ – au cœur de la prière, dans le partage de nos relations humaines, en contemplant la beauté intérieure des personnes ou la magnificence de la nature. Mais pourtant, même dans ces moments bénis, Jésus demeure invisible, il n’est pas physiquement à nos côtés.

Il s’agit bien là de la situation qui est celle de la foi : croire sans voir (Jn 20,29), espérer ce que nous ne voyons pas, et l’attendre avec persévérance (Rm 8,25).
Celui qui est présent à nos côtés n’est pas physiquement visible, mais par sa présence spirituelle, il nous accompagne, il nous aide à cheminer.
C’est cette présence spirituelle, cette communion avec le Christ, que nous pouvons vivre dans la Ste Cène. En partageant le pain et le vin, nous participons à la personne et à la vie du Ressuscité, nous nous mettons en sa présence, nous recevons sa parole et sa vie comme ce qui conduit et nourrit notre existence.

Il s’agit bien là de la même situation que celle des disciples d’Emmaüs, lorsqu’ils reconnaissent – dans l’instant de la foi, au cœur de la rencontre – l’identité de celui qui fait route avec eux, au moment de la fraction du pain.
Au moment ultime de la fraternité, au cœur de la communion entre frères, le Ressuscité est là, spirituellement présent au milieu de nous.
« Là où deux où trois sont réunis en mon nom – dit Jésus – je suis au milieu d’eux » (Mt 18,20).
Alors le pain béni et partagé – par lequel nous communions à la vie du Ressuscité – occupe désormais la place du corps invisible de Jésus.
Il est le signe d’une présence, d’une nouvelle alliance entre Dieu et les hommes (1 Co 11,25).

C’est là désormais… dans le partage fraternel de la Parole et du pain… qu’on peut rencontrer le Ressuscité, lui qui a rejoint le Père, qui ne fait qu’un avec l’Esprit Saint.

Chère Alice, chère Laurie, voilà donc le sens de la Ste Cène, de cette première communion que vous allez faire aujourd’hui en même temps que votre confirmation. Par cette communion nous faisons mémoire de ce geste que Jésus a fait la veille de sa mort [le jeudi saint], nous accueillons en nous le signe de sa présence, pour qu’elle fortifie notre foi, qu’elle nous enracine dans notre relation à Dieu, afin de vivre toujours plus pleinement notre humanité (créée à l’image de Dieu), notre vocation d’enfants de Dieu.

(2) J’en viens à ma deuxième question : Qu’est-ce que cette rencontre avec le Ressuscité a opéré pour les disciples ?

Le changement causé par cette rencontre est un bouleversement complet de leur état d’esprit, une résurrection de leur espérance.
Avec la mort de Jésus, les disciples croyaient que tout était fini. Ils pensaient leur maître à jamais disparu et leur espoir définitivement brisé. Cette rencontre inouïe vient renouveler leur espérance.
Celui qui était mort apparaît vivant. Dieu l’a ressuscité des morts ; il a le pouvoir de faire passer de la mort à la vie.
Voilà qu’à la méconnaissance, au désespoir et à l’isolement succèdent la reconnaissance, l’espoir et la communauté.

Il s’agit là d’un véritable retournement. Mais ce changement opère en réalité un décalage dans la foi des disciples, une restructuration de leur espérance.
Les juifs, qui vivaient sous la pression de l’occupant romain, attendaient la délivrance d’Israël. Les deux disciples pensaient que Jésus était Celui qui allait mener à bien cette libération politique et restaurer Israël.
Or, la rencontre avec le Ressuscité ne restaure pas cet espoir déçu. Mais il offre quelque chose de nouveau : une espérance nouvelle.
Le Dieu de Jésus Christ ne nous délivre pas de la souffrance causée par les hommes, de l’injustice ou de l’oppression. Mais, il nous accompagne dans l’épreuve, pour nous permettre de l’intégrer et de la surmonter. Il nous offre sa puissance de résurrection, sa puissance de vie, pour nous aider à traverser l’épreuve. C’est là ce que découvrent les disciples d’Emmaüs.

C’est cette découverte qui restructure leur espérance et les renvoie, à la fin du récit – complètement transformés – d’où ils venaient, à Jérusalem, pour témoigner aux autres de leur rencontre, de ce qu’ils viennent de vivre et de comprendre.

(3) Alors, que s’est-il passé ? Comment le Christ a-t-il procédé pour aider les disciples dans ce passage, dans cette relecture de vie ?

J’en viens, avec cette question, à mon troisième point, qui peut nous apporter quelques pistes lorsque nous réfléchissons – nous aussi – à notre vie, et que nous entamons un processus de relecture de vie, à différentes occasions : - lors d’un événement joyeux : une confirmation (qui est l’occasion de relire son parcours catéchétique), un mariage (qui est l’occasion de relire sa vie de jeune homme ou de jeune femme, et de s’interroger sur nos relations avec nos parents, notre éducation, nos valeurs, nos habitudes, nos projets), - ou lors d’un événement douloureux : la perte d’un être aimé, - ou tout simplement lorsque nous passons d’une année à l’autre, au moments des fêtes de fin d’année, et que nous nous retournons sur l’année écoulée, pour prendre conscience du chemin parcouru.

A différents moments de notre vie, nous avons l’occasion de nous interroger sur ce que nous vivons, sur les personnes, les évènements et les expériences qui traversent notre existence. Ce travail de relecture est nécessaire pour savoir quel chemin emprunter… quelle route va désormais nous permettre d’avancer. Il permet de structurer ou plutôt de re-structurer – de re-configurer – notre histoire, afin de nous tourner vers l’avenir, de faire les bons choix, de « choisir la vie » (Dt 30,19), de prendre avec discernement la bonne direction.

Mais ce travail de relecture des expériences vécues n’est pas toujours simple. Il nécessite un effort de réflexion et d’interprétation, qui prenne appui sur quelque chose ou quelqu’un d’extérieur à nous-mêmes. Car, sans instance critique – permettant de prendre du recul – l’expérience ne conduit à aucune compréhension.

C’est précisément ce travail de relecture que les disciples d’Emmaüs opèrent dans notre récit.
Alors qu’ils sont en train de marcher, de ruminer tout ce qui vient de se passer, ils ne trouvent pas de sens à leur histoire, et leur relecture de vie débouche sur l’impasse, l’incompréhension et le ressassement.
Mais voilà qu’une présence permet de sortir de ce ressassement, de les ouvrir à une nouvelle dimension, et d’opérer un passage, une transformation.
Le récit se fait bonne nouvelle : les deux disciples vont passer de la « mine sombre » (v.17) au « cœur brûlant » (v.32).

L’instance critique qui s’offre à eux, ce sont les Ecritures éclairées par Celui qui vient marcher à leurs côtés, et qui va se faire interprète de l’Alliance, de la Torah et des Prophètes (v.27), pour mettre en résonance la Parole de Dieu avec leur propre expérience, afin d’éclairer ce qu’ils sont en train de vivre, d’ouvrir un espace de sens aux événements passés.

Alors, par quelles étapes exactement les disciples d’Emmaüs sont-ils passés, pour que leur relecture de vie soit fructueuse, pour qu’elle leur permette de prendre la bonne direction, jusqu’à changer de chemin, et faire demi-tour ?
C’est la question que j’aimerais maintenant creuser avec vous – en quelques minutes – en espérant que cela puisse donner des pistes à chacun lorsqu’il entreprend la même démarche.

-       1ère étape

Loin de relire leurs vies seuls, les disciples se sont laissés rejoindre par un inconnu (v.15).
Ce dernier s’introduit dans leur conversation en les interrompant, non pas pour leur proposer une explication pré-établie (clé en main), mais des questions courtes, afin d’offrir aux deux hommes un espace pour se raconter (v.17.19).
Ainsi, avant de se faire parole, le Fils de Dieu vient à notre rencontre en se faisant silence : un silence ouvert et habité, propre à recueillir notre houle intérieure.
Dans l’écoute active, Jésus laisse tout le temps nécessaire aux deux marcheurs pour faire le récit de leur histoire.
Et ce faisant quelque chose s’est passé…quelque chose qui n’apparaît pas tout de suite… mais qui sera confirmé par la suite : ils ont pu prendre une distance d’avec leur trouble.
Ayant pu exprimer leur désolation, cette dernière a moins d’emprise sur eux. La tristesse a pu se dire, elle a été reçue. Voilà que surgit à présent de la perplexité : celle de se trouver devant un tombeau vide (v.22-24).
Face à ce vide, le cœur et l’intelligence se mobilisent pour tenter de comprendre. C’est seulement à ce stade que Jésus se décide à prendre la parole.

-       2ème étape

« Esprits sans intelligence, cœurs lents à croire tout ce qu’ont dit les prophètes ! » (v.25).
Le Christ n’y va pas de main morte ! La réplique peut paraître un peu rude. Mais elle a pour but de déloger les disciples de l’obnubilation –
du ressassement – dans laquelle ils étaient en train de sombrer.
L’apostrophe de Jésus est alors suivie d’un enseignement patient : « Commençant par Moïse et tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Ecritures ce qui le concernait » (v.27).
Pas question ici d’un survol rapide. Il s’agit d’une longue visite, au cours de laquelle Jésus se fait interprète et explique les Ecritures, pour faire émerger un sens.
Renversés par les évènements, le cadre mental de nos deux marcheurs est un véritable champ de ruines.
Face à cette réalité, Jésus ne manifeste aucune précipitation. Car se dépêcher serait le meilleur moyen de bricoler, pour finalement reconstruire à l’identique.
Au lieu de cela, Jésus fait de cette épreuve une occasion pour que les deux hommes approfondissent et affinent leur perception de la vie.
Ici, le texte ne nous dit pas que Jésus recommence quelque chose qu’il a déjà fait. Non, il nous dit qu’il commence… La nuance est à relever !

Ainsi de leur décombre émerge non pas le même cadre mental, mais un nouveau, plus vaste. C’est le résultat d’un long travail d’interprétation, visant à donner un sens aux évènements vécus, pour les inscrire dans sa propre histoire. Ce travail vise non à nier ou à exclure l’épreuve, mais à l’intégrer. 

Quand les événements de l’existence viennent broyer le sens que nous donnons à la vie, ce dernier ne se re-construit pas comme il était ; il se construit chaque fois à nouveau.
Ainsi accompagnée, la relecture ne nous installe pas dans la nostalgie d’un passé révolu, elle nous permet de grandir et de gagner en maturité.
Elle nous permet d’entrer dans la troisième étape.

-       3ème étape

Les disciples ont à peine le temps de réaliser qui est vraiment Celui qui les accompagne que ce dernier disparaît (v.31).
Au vu de leur état d’âme du début, ce départ précipité aurait dû les replonger dans la consternation.
Or, c’est tout l’inverse qui se produit. Preuve que leur relecture de vie les a fait mûrir et les a rendu plus réceptifs à l’invisible.
A nouveau, ils se retrouvent seuls ; mais ils ne se sentent plus seuls. Au moment de la fraction du pain, comme en un éclair, ils ont compris !
Ils ont été témoins de la présence spirituelle du Christ. Et cette rencontre a opéré un déplacement, une nouvelle compréhension de soi et du monde[1].
Ils ont intériorisé la façon dont Dieu les accompagne dans la vie… sans s’imposer… en offrant une présence à accueillir… une présence qui nous soutient et nous aide à cheminer.

Aussi complexes que soient les épreuves, Dieu parvient toujours à les surmonter, pour venir jusqu’à nous, nous offrir sa présence et son amour.
Le tombeau vide en est la preuve. Il signifie que Jésus n’est plus là où on l’attendait, parmi les morts. Cette absence ouvre sur une présence invisible, une présence spirituelle qui nous accompagne.
Alors, cette prise de conscience met leur cœur en feu. Voilà les disciples relevés dans leur foi et renouvelés dans leur espérance.
Les voilà prêts à affronter les heurts de la vie, dans la certitude qu’une présence fait route avec eux. 

Voilà donc, à travers ce récit, 3 étapes qui nous sont proposées, pour nous orienter dans notre relecture de vie :
- 1) Se laisser rejoindre par le Christ au moment où nous nous apprêtons à relire notre vie.
- 2) Avec lui, revisiter les Ecritures, afin qu’un sens nouveau émerge dans notre existence, un sens qui ne nie pas l’épreuve, mais qui l’intègre, pour la surmonter et la transformer.
- 3) Expérimenter cette relecture comme une mue… comme une transformation... nous éveillant à l’invisible et à l’acceptation du changement.
Cette transformation nous donne alors un nouveau regard sur nous-mêmes et notre monde, et nous inscrit dans un chemin d’espérance et de confiance… une espérance pour « voir » plus loin, et autrement, au-delà de l’expérience immédiate… une confiance pour « voir » la vie, avec les yeux de la foi.[2]

Frères et sœurs… Alice et Laurie… le texte de l’évangile de ce matin nous rappelle que la foi est un « chemin » ! Le vœu que j’adresse à chacun et chacune d’entre nous, en ce premier dimanche du temps de l’Avent, où nous attendons Celui qui vient à notre rencontre… pour cheminer avec nous …  c’est que nous puissions revivre l’expérience des pèlerins d’Emmaüs : que nous n’ayons pas peur d’ouvrir les Ecritures, de chercher, pour y découvrir une Parole de vie… que nous apprenions à faire nôtres les mots de ceux qui nous ont précédés pour oser confier à Dieu nos routes….que nous mettions en relation notre expérience concrète avec les récits bibliques, pour y trouver un éclairage, une interprétation, qui permettent de relire notre vie, pour peu à peu affiner et élargir le sens que nous lui donnons.

Et si cette relecture ne suffisait pas à ressusciter notre espérance, puissions-nous vivre à nouveau l’expérience source qui fonde l’Eglise : l’expérience où le Seigneur vient lui-même à notre rencontre, pour nous rejoindre et nous encourager.
Amen.
P.L.


[1] Ils découvrent « après coup » que le Ressuscité était « déjà là ».
[2] En d’autres termes, nous pouvons relire notre vie et les évènements qui la traversent à la lumière de l’Evangile… pour y discerner la présence de Dieu. Le théologien protestant et philosophe danois Soren Kirkegaard emploie une très belle formule à ce sujet :
« La vie est comme une lettre d’amour écrite en langue étrangère, et que l’on apprend à déchiffrer peu à peu. D’abord le mot à mot de la lettre, puis le cœur à cœur. Il s’agit d’apprendre à déchiffrer, à travers les événements de nos vies, cette lettre d’amour que Dieu nous adresse personnellement ».

dimanche 20 novembre 2011

Mt 5, 38-48

Mt 5, 38-48

Lectures : Lv 19,1-2.17-18 ; 1 Jn 4, 7-12.19-21 ; Mt 5, 38-48 ; Lc 6, 27-35.
Volonté de Dieu : Rm 13, 8-10  
Série de prédications sur Mt 5 à 7 (le sermon sur la montagne) : n°6 – Mt 5, 38-48
Thématique : « Aimez vos ennemis »

Prédication : voir plus bas, après les lectures.

Lectures

Rm  13, 8-10 (volonté de Dieu)

8N'ayez aucune dette envers qui que ce soit, sinon celle de vous aimer les uns les autres ; car celui qui aime son prochain a pleinement accompli la loi. 9En effet, les commandements : Tu ne commettras pas d'adultère, tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne convoiteras pas, ainsi que tous les autres, se résument dans cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même10L'amour ne fait aucun tort au prochain ; l'amour est donc le plein accomplissement de la loi.

Lv 19, 1-2. 17-18.

1Le SEIGNEUR adressa la parole à Moïse : 2« Parle à toute la communauté des fils d'Israël ; tu leur diras : Soyez saints, car je suis saint, moi, le SEIGNEUR, votre Dieu.
[…]
17N'aie aucune pensée de haine contre ton frère, mais n'hésite pas à réprimander ton compatriote pour ne pas te charger d'un péché à son égard ; 18ne te venge pas et ne sois pas rancunier à l'égard des fils de ton peuple : c'est ainsi que tu aimeras ton prochain comme toi-même. C'est moi, le SEIGNEUR.

1 Jn 4, 7-12. 19-21.

7Mes bien-aimés,
aimons-nous les uns les autres,
car l'amour vient de Dieu,
et quiconque aime
est né de Dieu et parvient à la connaissance de Dieu.
8Qui n'aime pas n'a pas découvert Dieu,
puisque Dieu est amour.
9Voici comment s'est manifesté l'amour de Dieu au milieu de nous :
Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde,
afin que nous vivions par lui.
10Voici ce qu'est l'amour :
ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu,
c'est lui qui nous a aimés
et qui a envoyé son Fils en victime d'expiation pour nos péchés.
11Mes bien-aimés,
si Dieu nous a aimés ainsi,
nous devons, nous aussi, nous aimer les uns les autres.
12Dieu, nul ne l'a jamais contemplé.
Si nous nous aimons les uns les autres,
Dieu demeure en nous,
et son amour, en nous, est accompli.
[…]
19Nous, nous aimons,
parce que lui, le premier, nous a aimés.
20Si quelqu'un dit : « J'aime Dieu », et qu'il haïsse son frère,
c'est un menteur.
En effet, celui qui n'aime pas son frère, qu'il voit,
ne peut pas aimer Dieu, qu'il ne voit pas.
21Et voici le commandement que nous tenons de lui :
celui qui aime Dieu,
qu'il aime aussi son frère.

Mt 5, 38-48

38« Vous avez appris qu'il a été dit : Œil pour œil et dent pour dent39Et moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu'un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l'autre. 40A qui veut te mener devant le juge pour prendre ta tunique, laisse aussi ton manteau. 41Si quelqu'un te force à faire mille pas, fais-en deux mille avec lui. 42A qui te demande, donne ; à qui veut t'emprunter, ne tourne pas le dos.

43« Vous avez appris qu'il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. 44Et moi, je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, 45afin d'être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes. 46Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense allez-vous en avoir ? Les collecteurs d'impôts eux-mêmes n'en font-ils pas autant ? 47Et si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d'extraordinaire ? Les païens n'en font-ils pas autant ? 48Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait.

Lc 6, 27-35

27« Mais je vous dis, à vous qui m'écoutez : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, 28bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient.

29« A qui te frappe sur une joue, présente encore l'autre. A qui te prend ton manteau, ne refuse pas non plus ta tunique. 30A quiconque te demande, donne, et à qui te prend ton bien, ne le réclame pas.

31Et comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux.

32« Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle reconnaissance vous en a-t-on ? Car les pécheurs aussi aiment ceux qui les aiment. 33Et si vous faites du bien à ceux qui vous en font, quelle reconnaissance vous en a-t-on ? Les pécheurs eux-mêmes en font autant. 34Et si vous prêtez à ceux dont vous espérez qu'ils vous rendent, quelle reconnaissance vous en a-t-on ? Même des pécheurs prêtent aux pécheurs pour qu'on leur rende l'équivalent.

35Mais aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien espérer en retour. Alors votre récompense sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut, car il est bon, lui, pour les ingrats et les méchants.


Prédication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 20/11/11

* Qui est mon ennemi ?
Voilà une question d’actualité dans notre société marquée par une certaine violence sociale, mais aussi par une méfiance et une certaine stigmatisation vis-à-vis des individus ou des groupes présentant des normes culturelles ou religieuses différentes des nôtres.

L’ennemi…  est-ce celui que je n’aime pas ? ou est-ce celui qui ne m’aime pas ?
Est-ce que je ne l’aime pas, parce qu’il ne m’aime pas ?
Ou est-ce qu’il ne m’aime pas, parce que je ne l’aime pas ?
Bref… qui est le premier ennemi de l’autre ? Qui a commencé ?

Voilà une constatation que les enfants font souvent lorsqu’ils jouent à deux et que parfois leurs jeux dégénèrent en disputes ou en pleurs : c’est lui qui a commencé ! c’est de sa faute !

Il va s’en dire que l’ennemi a toujours tort !
En premier lieu, il a tort de ne pas m’aimer.

L’ennemi, c’est donc celui qui ne m’aime pas, ou qui me fait – directement ou indirectement – du mal.
Mais, il faut l’avouer… souvent, je lui rends bien.

C’est précisément pour sortir du cercle de la violence, généré par la règle de la réciprocité du « donnant-donnant », que l’Evangile nous exhorte ce matin à adopter une nouvelle façon de vivre… une façon de vivre exigeante et radicale… puisqu’elle consiste à dépasser la réciprocité, pour s’inscrire dans « l’initiative du bien », et dans « l’unilatéralité »… dans l’espérance, bien sûr, que cette unilatéralité provoquera, tôt ou tard, une réponse, un changement, une transformation, une ouverture de l’autre.
Il s’agit là d’un pari… d’un pari risqué….du pari que l’amour peut changer les individus et transformer les situations… c’est le pari de Dieu !

* Pour comprendre cette façon d’être et d’agir, ce mode de vie que Jésus nous propose, il faut d’abord regarder de quel lieu il part.
L’évangéliste Matthieu fait référence à ce qu’on appelle communément la « loi du talion » qui est dans le livre de l’Exode (Ex 21,24) : « œil pour œil, dent pour dent ». Mais il faut souligner que ce précepte de l’Ancien Testament a souvent été mal compris.
Contrairement à ce que beaucoup pensent, cette prescription ne propose pas d’encourager l’exercice de la vengeance, mais permet de réguler les conflits et d’organiser le droit de celui qui a subi un préjudice et qui peut en recevoir compensation.
A l’encontre de toute pulsion vengeresse s’exerçant individuellement, le livre de l’Exode évoque une société organisée par un droit qui, à la fois, punit le coupable et assure une réparation des torts, proportionnée aux préjudices subis.

Jésus prend position par rapport à cette loi régulatrice. Il n’élimine pas cette disposition (Mt 5,17-19), mais il propose de la dépasser.
De quoi s’agit-il ?
La loi du talion repose sur une règle de justice fondée sur une logique de la juste compensation, telle que l’énonce le principe « œil pour œil […] main pour main, pied pour pied, etc. ». Mais, déjà avant Jésus, son application était réglée par un dédommagement financier proportionnel au préjudice.
Jésus ne remet pas en cause le fondement de cette loi, mais propose de l’accomplir en la surpassant. Il invite ses interlocuteurs – c’est-à-dire ses disciples et nous-mêmes aujourd’hui – lorsqu’ils subissent un affront ou un dommage, à ne pas faire usage de leur bon droit, à renoncer à cette compensation, à abandonner toute demande de réparation. Autrement dit : à ne pas rendre ou obtenir coup pour coup.

* Pour bien nous faire comprendre cette demande exigeante, le dépassement de cette loi auquel Jésus nous appelle, arrêtons-nous sur deux exemples :

- « Si quelqu’un te gifle sur la joue droite tends-lui aussi l’autre » (Mt 5,39).

« Tendre la joue gauche » : c’est impossible ! me direz-vous ; c’est fou !
Mais de quoi s’agit-il dans cette question du soufflet ?
Un détail doit nous éclairer : quiconque donne un soufflet de la main droite atteint normalement la joue gauche de celui qui lui fait face. Or, Jésus ne dit pas « si quelqu’un te gifle sur la joue gauche », mais « sur la joue droite ». Si donc « l’ennemi » touche la joue droite, c’est qu’il est question ici d’un soufflet du revers de la main… qui constitue une insulte, une marque de déshonneur.
Dans ces conditions, la prescription n’a pas pour effet de se laisser écraser sans rien dire par la violence de l’autre, mais elle porte sur une question d’honneur. Jésus invite celui qui subit une insulte à renoncer à venger son honneur.
Mais ce n’est pas tout. Pour aller plus loin, Jésus appelle même à tendre l’autre joue. Il s’agit alors – non pas d’un signe de soumission ou de provocation – mais d’inviter l’ennemi à un geste de réconciliation. Car, de la paume de la main, on ne pouvait que caresser et renouer ainsi le dialogue. Tendre l’autre joue, c’est donc inviter l’autre à faire le même geste qu’avec l’ami qu’on prenait par la joue gauche avant de l’embrasser chaleureusement.
Cette ordonnance signifie à la fois : renoncer à venger son honneur, et faire le premier pas de la réconciliation et de l’amitié.
Autrement dit, Jésus invite ses disciples à être ambassadeurs de réconciliation.

- L’exemple de la tunique semble confirmer ce sens. « A qui veut te mener devant le juge pour prendre ta tunique, laisse aussi ton manteau » (Mt 5, 40).

Cette parole de Jésus évoque le cas d’un procès injuste. Elle appelle ici aussi – paradoxalement – à abandonner son bon droit, à renoncer à tenir tête à l’autre, jusqu’à lui abandonner son manteau.
Cette exigence peut avoir de quoi surprendre, car, dans les mœurs antiques, la tunique est par excellence le vêtement indispensable dont on ne saurait légitimement dépouiller personne [sauf celui qui est vendu comme esclave]. Or, Jésus enjoint de réagir, à qui demande la tunique, en abandonnant le manteau, c’est-à-dire le vêtement – plus indispensable encore – qui sert de couverture pour la nuit et qui faisait partie des biens inaliénables, garantis par la loi. [Celle-ci veut, en effet, qu’à la nuit tombante, un manteau pris en gage soit restitué à son propriétaire (Ex 22, 25-26).]
De nouveau, Jésus invite donc ses disciples à surpasser les exigences de la loi, jusqu’à abandonner leur bon droit.

* Alors, me direz-vous, pourquoi renoncer à son bon droit ?
Qu’est-ce qui motive cette demande, et qu’est-ce qui la justifie ?

Si Jésus nous invite « à ne pas résister au méchant » (Mt 5,39), c’est pour employer : ni la même stratégie que l’ennemi (et répondre par la violence), ni notre bon droit (et répondre par la réciprocité), mais pour dépasser ces moyens par une autre forme de résistance : l’amour.
Car, ni les moyens utilisés par le « méchant », ni même la réciprocité du droit, ne sont capables de provoquer le changement. Seul l’amour, parce qu’il est un don, offert gratuitement et sans condition, peut conduire à une transformation des personnes et des situations.

Autrement dit, parce qu’il constitue une attitude paradoxale face à l’ennemi, l’amour (dans sa générosité et sa gratuité) est seul apte à opérer une conversion des personnes.
La où la justice (dans sa logique de réciprocité et de proportionnalité) apporte seulement une réparation (pour celui qui a subi un préjudice), l’amour (parce qu’il ouvre à l’inattendu, à l’inouï du don et de la surabondance) peut apporter le salut, c’est-à-dire, à la fois, une guérison de l’ennemi et une réconciliation des personnes.

L’amour de l’ennemi ne doit donc pas seulement être entendu comme une exigence personnelle, pour soi-même – comme quelque chose qui doit nous permettre de développer des sentiments positifs et pacifiques, de rester « zen » en toute situation – mais c’est surtout une exigence vis-à-vis d’autrui, pour que mon attitude – fondée sur le don, sur une initiative unilatérale de ma part – soit propice à la conversion de l’autre, à son salut.

En d’autres termes, l’amour des ennemis est motivé par la folle espérance qu’une attitude nouvelle de bonté et d’amour envers l’autre pourra lui donner l’occasion de dépasser son agressivité, de voir en face de lui un partenaire – et non un adversaire – et de s’ouvrir à la possibilité d’un changement, d’une situation nouvelle où l’amour est possible.
« Aimer son ennemi », c’est lui permettre de changer de regard et de s’ouvrir à un autre avenir. C’est vouloir établir ou rétablir une relation paisible, là où régnait l’indifférence ou l’incompréhension, là où la relation était souffrante, douloureuse ou inadaptée.

* Je pense à deux exemples précis qui nous montrent le changement opéré par l’amour : 

- Dans l’Ancien Testament, le livre de la Genèse nous présente l’histoire de Joseph, le fils humilié de Jacob, qui se retrouve deux fois « au trou », dans une fosse ou dans une prison, suite à la jalousie de ses frères et à la calomnie de la femme de l’égyptien Potiphar. Or, face à l’injustice, Joseph choisit de garder le silence et prendre sur lui le mal, afin qu’il s’arrête, plutôt que de lui offrir un relais qui l’accentuerait encore.

- Un autre exemple, inspiré cette fois de la littérature : Dans l’œuvre de Victor Hugo, les Misérables, l’ancien forçat Jean Valjean sort du bagne et se retrouve accueilli chez un évêque pour passer la nuit. Profitant du sommeil de son hôte, l’homme vole des chandeliers en argent et s’enfuit. Mais, il est repris par les gendarmes qui organisent une confrontation avec l’évêque (Monseigneur Bienvenu). Contre toute attente, l’évêque renonce à son bon droit et à ses chandeliers et les offre au voleur Jean Valjean afin de le sauver. Voilà que la rencontre avec cet homme bon va produire une véritable métanoïa, un retournement complet de l’être, mis en branle par la bonté inattendue de l’évêque :
« Jean Valjean, mon frère – dit-il – vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre âme que je vous achète ; je la retire aux pensées noires et à l’esprit de perdition et je la donne à Dieu » (livre 2, chap. 12).
Il s’agit ici d’un exemple tiré de la littérature, mais il y a bien des hommes et des femmes – certains connus comme le mahatma Gandhi ou le pasteur Luther King, d’autres moins célèbres… et peut-être même des personnes autour de nous – qui illustrent la puissance de transformation opérée par l’amour.

S’il fallait choisir un contre-exemple au discours de Jésus, je pourrais parler des conséquences catastrophiques de notre justice humaine lorsqu’elle se limite à une stricte réciprocité, qui conduit quotidiennement à enfermer des hommes pour rendre justice à d’autres. Il faudrait évidemment nuancer le propos. Mais il va sans dire que nos sociétés devraient à nouveau s’interroger sur le fondement de ce qu’on appelle « la justice », et sur les conséquences générées par l’incarcération des hommes, qui aboutit le plus souvent – aux antipodes de l’Evangile – à une déshumanisation des personnes.

* Après ces exemples, j’en viens à la seconde question :
Qu’est-ce qui justifie cette injonction adressée par Jésus à renoncer à notre bon droit  ? Sur quoi Jésus fait-il reposer cette exigence d’« aimer nos ennemis » ?

Sur Dieu ! tout simplement… puisqu’il est bon pour tous, pour « les bons », comme pour « les méchants » et « les ingrats ».
C’est un constat d’expérience que Dieu « fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons » (Mt 5,45). C’est à partir de ce fait indéniable que Jésus invite ses auditeurs à la même attitude, c’est-à-dire à une attitude qui sort de la banalité et de la facilité, puisqu’elle consiste – purement et simplement – à agir comme Dieu lui-même agit, de manière à lui ressembler.

« Aimer ses ennemis », aimer sans contrepartie : voilà l’exigence parfaite… parfaitement impossible si on veut l’appliquer, seul, par ses propres forces, mais parfaitement possible – selon Jésus – si on s’appuie sur la puissance de transformation de l’amour de Dieu.
C’est précisément la perfection divine qui sert ici de référence. En vivant cette dimension de l’amour, « vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5,48).

La soumission à laquelle Jésus nous invite n’est donc pas celle de l’ennemi qui aurait tous les droits. Mais, l’appel adressé par le « fils de Dieu » est à entendre comme une soumission volontaire à l’amour de Dieu, qui nous donne la force de vivre cet amour jusqu’au bout, jusqu’à aimer nos ennemis, jusqu’à abandonner notre bon droit par amour, dans l’espérance que cet amour parviendra à convertir les cœurs, y compris celui de l’ennemi.

« Aimer l’ennemi », « prier » pour lui (Mt 5,44), a donc un sens, une finalité : c’est le déploiement de l’amour de Dieu qui fait de nous ses ambassadeurs, ses représentants, ses « enfants ». C’est pour devenir « fils » de ce Père qui aime tout être humain (que chacun l’accepte ou non, qu’il réponde ou non à son amour).
L’imitation de Dieu – à laquelle Jésus nous invite – ne se situe pas dans un rapport de maître à disciple, mais à l’intérieur d’une relation filiale de Père à fils (ou filles) de Dieu.
C’est précisément cet amour premier du Père (1Jn 4, 10.19) qui fait de chaque homme un frère à aimer.

Pour Jésus, le mot « prochain » dans « l’amour du prochain » doit donc s’élargir jusqu’à inclure « les ennemis », parce que c’est seulement ainsi qu’on devient « fils » – pleinement humain, à l’image et à la ressemblance de Dieu – dans la mesure où l’on fait les mêmes actions que le Père (qui est bon pour tous) et que l’on contribue à faire rayonner son amour autour de nous, gratuitement, sans distinction.

Ecouter l’enseignement de Jésus implique donc le dépassement d’une logique de la pure réciprocité, de la rétribution, du « donnant-donnant », pour vivre dans une logique de la surabondance, de la gratuité et de l’inconditionnalité, seule capable de faire advenir le Royaume de Dieu dans l’histoire, ainsi que Jésus le Christ nous l’a manifesté.

Un verset de l’épître aux Romains va dans le même sens que cette injonction de Jésus à aimer nos ennemis. Je cite l’apôtre Paul :
« Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais soit vainqueur du mal par le bien » (Rm 12,21).

* Pour conclure cette méditation, vous vous demandez peut être pourquoi nous avons entendu aujourd’hui à la fois le texte de l’évangile selon Matthieu et celui de Luc sur le même passage (?).

Le discours de Jésus dans l’évangile selon Luc inclut en son centre un verset important (Lc 6,31) que l’on retrouve ailleurs dans l’évangile de Matthieu (Mt 7,12). C’est ce qu’on appelle « la règle d’or » :
« comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux » (Lc 6,31).

Ce verset apporte une précision importante au discours de Jésus, car il nous rappelle que c’est d’abord à nous – auditeurs – qu’il appartient de prendre l’initiative de l’amour auquel Jésus nous convie.

Il est vrai que ce verset est souvent entendu dans sa version allégée :
« Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’ils fassent à votre égard ».
Mais, cette version minimaliste ne rend pas justice à la radicalité du commandement exprimé par Jésus. Il faut en réalité l’entendre de la manière suivante :
« Comme Dieu agit envers vous, agissez vous de même envers les autres ».

Jésus exige que nous prenions les devants, et c’est là toute la force de sa parole.
Pas question de se défiler, d’attendre que l’autre fasse les premiers pas. Puisque nous nous savons aimés de Dieu, à nous – les disciples du Christ – d’agir en premier avec les autres, à nous de prendre le risque de l’amour de façon unilatérale, quelque soit la réponse à cette initiative.

* Nous voyons donc que « l’amour des ennemis » implique un changement de regard sur le monde.
Si Jésus nous donne cette injonction c’est qu’elle lui paraît possible, puisque lui-même la mise en pratique (Lc 23,34). Mais « possible » ne veut pas dire « naturel ». Appliquer une telle consigne implique un changement de logiciel… et avant tout de « lunettes »…. c’est-à-dire une conversion de mon regard sur l’autre, afin, de ne pas me croire meilleur que lui… de le considérer comme mon semblable… comme un frère … et même de l’estimer comme mon « supérieur ». C’est ainsi, en portant les lunettes de l’« humilité », que l’apôtre Paul nous appelle à regarder les autres (Ph 2,3).

« Aimer l’ennemi », c’est donc ne plus considérer l’autre comme un ennemi potentiel, un agresseur, un rival. C’est porter un regard neuf et prendre l’initiative de l’accueil, de l’amour, du don de soi, pour permettre une ouverture, une transformation, un nouveau type de relation à l’autre.

Ne pas considérer l’autre comme « ennemi », c’est être capable de voir la part de cristal, de lumière qu’il y a en tout être, même si cette lumière nous semble parfois chancelante, timide ou cachée.
C’est faire preuve de bienveillance et donner le meilleur de soi pour faire advenir le meilleur de l’autre.
Et cela commence par la manière dont je regarde l’autre.
Porter un regard de respect à l’autre, quel qu’il soit, un regard ouvert et bienveillant, c’est lui signifier une attente positive et lui permettre faire émerger le meilleur de lui-même.

Une des béatitudes dit « heureux les cœurs purs, ils verront Dieu » (Mt 5,8). La pureté du cœur est la simplicité qui rend le regard transparent (voir aussi Mt 6,22). Le cœur pur, c’est celui qui – malgré les obstacles – est capable de contempler l’autre, de voir la lumière, de discerner – malgré les zones d’ombres – l’humanité de tout homme… cette humanité créée à l’image de Dieu, que chacun, dans sa singularité, peut faire advenir à sa ressemblance.

Alors, « aimer ses ennemis » c’est une manière de participer à l’accomplissement de l’œuvre de création de Dieu, en nous et autour de nous dans notre monde.
Selon l’expression d’Augustin, il s’agit d’« aimer ses ennemis pour qu’ils deviennent des frères ».

Frères et sœurs, chers ami(e)s, demandons à Dieu qu’il nous aide jour après jour à purifier notre regard, pour qu’il soit rempli de l’amour du Père, et qu’il nous permette de regarder tout être humain comme un frère aimé de Dieu.

Amen.

P.L.