dimanche 30 octobre 2011

La Providence

Fête de la Réformation (thématique) : la Providence

Lectures bibliques : Ps 37 (extr.) ; Job 21 (extr.) Mt 10, 29-31 ; Rm 8, 38-39  
Thématique : la « Providence » … à l’appui de deux théologiens : Calvin & Paul Tillich

Prédication : voir plus bas, après les lectures.

Lectures

Ps 37  (extraits : 4-6 ; 18-19 ; 23-28a ; 39)  (TOB)
 […]
4Fais tes délices du SEIGNEUR,
il te donnera ce que ton cœur demande.
5Tourne tes pas vers le SEIGNEUR,
compte sur lui : il agira,
6il fera paraître ta justice comme l'aurore
et ton droit comme le plein midi.
[…]
18Le SEIGNEUR connaît les jours des hommes intègres,
et leur patrimoine subsistera toujours.
19Ils ne seront pas déçus au temps du malheur,
aux jours de famine ils seront rassasiés.
[…]
23Grâce au SEIGNEUR, les pas de l'homme sont assurés,
et son chemin lui plaît.
24S'il trébuche, il ne tombe pas,
car le SEIGNEUR le tient par la main.
25J'ai été jeune et j'ai vieilli
sans jamais voir un juste abandonné,
ni ses descendants mendier leur pain.
26Tous les jours, le juste a pitié, il prête,
et sa descendance est une bénédiction.
27Evite le mal, agis bien,
et tu auras toujours une demeure,
28car le SEIGNEUR aime le droit,
il n'abandonne pas ses fidèles.
[…]
39Le salut des justes vient du SEIGNEUR :
il est leur forteresse au temps du danger.
[…]

- Transition

Voilà la conviction du psalmiste : le Seigneur soutient les justes [v.17] ; il n’abandonne pas ses fidèles [v.28].

Mais, cela va-t-il toujours de soi ?
L’expérience ordinaire semble parfois démentir cette affirmation de foi du psalmiste.
Précisément, Job s’interroge sur l’action de Dieu, lorsqu’il voit que des innocents traversent l’échec et la souffrance, tandis que des criminels prospèrent dans l’impunité.

Je vous propose d’entendre le constat désabusé de Job qui s’interroge et crie au scandale lorsqu’il voit que nous vivons dans un monde où des innocents souffrent injustement, tandis que prospèrent impunément bien des crapules.

[Nous écoutons un extrait du chapitre 21 du livre de Job]

- Job 21 (extraits : 6-9 ; 12-13 ; 23-26a)  (NBS)

Et Job prit la parole et dit : […]
6Quand j'y pense, je suis saisi d'épouvante, un frémissement s'empare de ma chair.
7Pourquoi les méchants vivent-ils ? Pourquoi vieillissent-ils ? Pourquoi reprennent-ils même des forces ?
8Leur descendance s'affermit devant eux, avec eux, ils ont leurs rejetons sous leurs yeux.
9Chez eux, aucune frayeur : c'est la paix ; le bâton de Dieu n'est pas contre eux.
[…]
12Ils chantent au son du tambourin et de la lyre, ils se réjouissent au son du chalumeau.
13Leurs jours s'achèvent dans le bonheur, en un instant ils descendent au séjour des morts.
[…]
23L'un meurt au sein de son intégrité, totalement satisfait et insouciant,
24les flancs chargés de graisse et la moelle des os remplie de sève ;
25l'autre [l’innocent, le juste] meurt, amer, sans avoir goûté au bonheur.
26Ensemble, ils se couchent dans la poussière […]

- Transition

Effectivement … l’injustice et le péché règnent dans le monde.
Mais ce constat doit-il remettre en cause l’action de Dieu ?
Comme Job l’affirme finalement : Qui sommes-nous pour « dénigrer la providence sans rien y connaître ? » [Job 42,3]

Dans l’évangile selon Matthieu, Jésus nous révèle que la providence divine transcende toutes nos catégories humaines.
Précisément, Dieu ne tient pas compte de nos distinctions pour dispenser à chacun son amour et ses bienfaits.
Notre « Père qui est dans les cieux […] fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes » [Mt 5, 45].

[Ecoutons ce que dit Jésus dans l’évangile selon Matthieu au chapitre 10, les versets 29 à 31]

- Mt 10, 29-31  (TOB)

29Est-ce que l'on ne vend pas deux moineaux pour un sou ? Pourtant, pas un d'entre eux ne tombe à terre indépendamment de votre Père. 30Quant à vous, même vos cheveux sont tous comptés31Soyez donc sans crainte : vous valez mieux, vous, que tous les moineaux.

- Transition

Soyons donc sans inquiétude… L’apôtre Paul nous explique précisément pourquoi vivre sans crainte. Il nous rappelle le fondement ultime sur lequel nous reposer dans cette confiance.

[Ecoutons les deux derniers versets du chapitre 8 de l’épître de Paul aux Romains]

- Rm 8, 38-39  (TOB)

8Oui, j'en ai l'assurance : ni la mort ni la vie, ni les anges ni les dominations, ni le présent ni l'avenir, ni les puissances, 39ni les forces des hauteurs ni celles des profondeurs, ni aucune autre créature, rien ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu manifesté en Jésus Christ, notre Seigneur.



Prédication de Pascal LEFEBVRE / Clairac, le 30/10/11.

Qu’est-ce que la « Providence » ?

Pour ce culte de la Réformation où nous nous souvenons de l’influence de ces pasteurs-réformateurs qui ont marqué l’Eglise, je vous propose ce matin – grâce à la réflexion de deux d’entre eux – une méditation, un parcours sur le thème de la providence divine.

Du latin providere, la « providence » renvoie à la sollicitude de Dieu, au fait qu’il pourvoit au bien de sa création et de ses créatures, qu’il prend soin d’elles, les dirige, les conserve et les protège.
Dieu tient toutes choses dans ses mains, et c’est pourquoi rien ne peut advenir à ses créatures sans qu’il le veuille dans sa souveraine puissance et bonté[1].
Voilà une 1ère définition « classique » de la providence qui met en avant le fait que Dieu gouverne et soutient sa création.

Mais aborder la notion de « providence » est toujours difficile.
Immanquablement, lorsqu’un théologien s’attache à réfléchir à cette question et à vouloir penser la manière dont Dieu peut bien agir avec l’homme, et conduire avec sagesse et amour toutes ses créatures jusqu’à leur fin ultime… immanquablement surgit la question de l’origine du mal (Suis-je autorisé à faire un lien entre la volonté de Dieu et le mal qui survient dans ma vie ? Dieu peut-il vouloir le mal ou utiliser le mal à ses fins ?) et la question de la « théodicée »[2], cette fâcheuse question soulevée par le livre de Job. A savoir, si Dieu permet le mal – et même si Dieu se sert des méchants pour mener à bien ses desseins, comme le pense Calvin[3] – comment Dieu peut-il être, à la fois : - tout puissant, - juste et - bon ? Toute la difficulté est de tenir ensemble ces trois termes. Dieu peut bien sûr être « tout-puissant » et « juste », mais peut-il alors, en même temps, être « bon » ? Ou encore, Dieu peut certainement être « juste » et « bon », mais peut-il en même temps être « tout-puissant » ? Bref, l’aporie insoluble de cette question, le fait qu’il s’agisse d’une impasse, montre clairement que la question de la théodicée est mal posée.

Deux raisons au moins montre les limites de cette question :
D’une part, parce que cette question concentre toute son attention sur Dieu et ne tient pas compte de l’autre partenaire de l’alliance : l’homme, et la liberté humaine.
D’autre part, parce que cette question opère un renversement et place l’homme en situation de surplomb, en situation de juger Dieu. Or, l’homme n’a pas à convoquer Dieu devant son tribunal, pour savoir comment il peut être à la fois « tout-puissant », « juste », et « bon », pour justifier Dieu ou pour le condamner au regard de sa situation personnelle.

Il découle de cette constatation que tout théologien qui s’intéresse à la question de la providence doit sortir et dépasser la question de la « théodicée », et s’attacher à penser l’action de la providence divine avec la plus grande humilité.
En effet, en matière de providence aucune preuve ne peut être convoquée. La providence ne relève pas de la connaissance qui contrôle, d’une connaissance scientifique qui met à distance son objet d’étude pour l’analyser et le maîtriser, mais concerne la connaissance qui reçoit, c’est-à-dire une connaissance porteuse de sens, qui relève d’une préoccupation ultime, dans laquelle le sujet est lui-même impliqué.
En d’autres termes, la providence relève de la foi. Penser la providence n’est rien de moins que penser la foi, que réfléchir à notre relation à Dieu dans la vie quotidienne.

De cette question de la providence découle alors de nombreuses autres questions qui nous concernent : comment puis-je connaître et rechercher la volonté de Dieu ? Est-ce que je laisse à cette volonté une place dans ma vie pour qu’elle puisse se déployer et s’accomplir en phase avec ma liberté ? Est-ce que certaines situations ou certains comportements ne m’empêchent pas d’accueillir ce que Dieu me propose, ce que Dieu attend de moi ?
Si Dieu veut faire alliance avec moi, si Dieu a un projet pour moi, est-ce que je l’écoute ? est-ce que j’y suis ouvert ? est-ce que je laisse, en moi-même, un creux, une place pour l’accueillir ?

En termes d’intelligence de la foi – et de foi en la providence de Dieu – vous le savez comme moi, les Eglises de la Réforme ont toujours repoussé la pensée unique.
Il existe donc plusieurs manières de penser la providence, de penser l’action de Dieu dans le monde, et dans nos vies.
Il n’est évidemment pas possible ce matin d’être exhaustif. Je me limiterai donc à vous présenter très succinctement la pensée de deux réformateurs sur cette question.
Le premier théologien réformé est évidemment Calvin, notre réformateur– fondateur du 16ème siècle (1) . Le second homme est un théologien luthérien du 20ème siècle : Paul Tillich (2). Avec ces deux théologiens nous entamons donc ce matin une communion luthéro-réformée qui est d’actualité.

(1) La conviction fondamentale de Calvin concernant la providence de Dieu est la suivante. Je vous livre quelques points essentiels :
- Tout d’abord, pour Calvin, Dieu n’est pas seulement le « Créateur », mais il est le « Gouverneur » et le « gardien perpétuel » de sa création. Le hasard n’existe pas. Tous les évènements et toutes les créatures sont gouvernées et conduites par la main toute-puissante de Dieu. La providence n’est pas seulement une prescience, mais elle est actuelle et agissante. Elle n’est pas seulement générale, mais elle est spéciale, c’est-à-dire qu’elle répond à la volonté de Dieu qui conduit chacune de ses créatures en particulier, vers la fin à laquelle il la destine[4].
- Calvin affirme, d’une part, que Dieu est la cause principale de tout ce qui advient, et, d’autre part, que Dieu use de moyens qui nous sont cachés. Cette conviction doit nous orienter vers le but de la Providence divine : Dieu exerce sa providence pour le salut des fidèles, pour nous faire connaître quel soin Il a du genre humain. C’est la raison pour laquelle, le croyant doit s’en remettre à la providence divine en toute circonstance – et prendre patience dans l’adversité – car il est assuré que Dieu accomplit sa justice, et que rien, ni personne, ne peut lui nuire sans que la volonté de Dieu y consente[5].
- Autrement dit, pour Calvin, la foi en providence toute-puissante de Dieu nous délivre de la crainte et du désespoir, car le croyant sait – je cite – que « le diable et toute la compagnie des méchants sont tenus serrés de la main de Dieu […] et qu’ils sont contraints par le frein de sa bride à lui obéir »[6].

On peut dire que cette question de la providence a été une véritable obsession pour Calvin.
En effet, comment pourrait-on comprendre les motifs qui ont poussé le réformateur à rédiger, pendant presque deux années, 159 sermons sur le livre de Job, si ce n’est pour tenter de donner une réponse au problème de la souffrance humaine et de défendre la justice de Dieu, face à la réalité du mal et de l’injustice qui sévissent dans le monde que nous côtoyons.

Précisément, il est facile de croire à la providence de Dieu quand tout va bien. Mais quand nous rencontrons des épreuves personnelles, des épreuves que nous estimons injustes ou imméritées, que pouvons-nous en dire ?
Comment penser et croire en un Dieu de providence qui ne nie pas la réalité des épreuves, de la souffrance et du mal que nous pouvons subir dans notre existence ?

C’est bien cette question qui anime et même qui révolte Job, lorsqu’il constate que, d’un côté, des criminels prospèrent dans l’impunité, alors que, de l’autre, des innocents traversent l’échec et la souffrance.
C’est là le scandale contre lequel s’élève Job, et qui lui fait dire que le méchant, l’impie, subit finalement un sort plus enviable que le juste.
Certes, l’un comme l’autre finiront par s’endormir dans la mort et retourner à la poussière, mais le méchant aura connu une vie heureuse, alors que l’autre – l’innocent, le juste – n’aura joui d’aucun bien.

Mais Calvin ne se laisse pas impressionner par cette constatation, il veut voir plus loin, il veut voir autrement, il veut voir derrière toute réalité transitoire l’action de la volonté de Dieu qui mène toute réalité vers son accomplissement ultime :
Il s’agit là d’une action que l’homme ne peut pas pleinement envisagée, car sa vue est partielle et trop courte, alors que l’action de Dieu se déploie sur l’horizon de l’histoire, dans une perspective eschatologique.

Ainsi, Calvin s’appuie sur l’apôtre Paul [1 Co 13, 9-12], pour souligner que notre connaissance actuelle est confuse et limitée, mais qu’au dernier jour tout sera dévoilé, lorsque « nous contemplerons face à face ce qui est maintenant montré comme en miroir »[7].
Ce n’est donc qu’au dernier jour que l’action providentielle de Dieu pourra être pleinement comprise, et que tout sera révélé.
Avant cela, l’homme doit reconnaître qu’il n’en a pas la capacité. Il doit donc tenir ferme dans la foi : se fier à Dieu, s’en remettre à lui dans l’espérance.

Autrement dit, si dans notre vie quotidienne, l’action de Dieu et sa justice infinie sont pour nous insondables et incompréhensibles, notre foi et notre espérance doivent dépasser notre expérience sensible. « Il nous faut avoir une raison plus haute que notre sens naturel »[8] : une raison fondée sur l’espérance, comme l’indique Calvin, qui s’appuie, ici encore, sur Paul :
« voir ce qu’on espère n’est plus espérer. […] Mais espérer ce que nous ne voyons pas, c’est l’attendre avec persévérance » [Rm 8, 25].

Si, pour Calvin, la foi en la providence divine est si essentielle, c’est qu’à ses yeux la Providence n’est pas seulement un effet de la puissance de Dieu, de sa volonté et de son action créatrice, mais elle est aussi une manifestation de la justice de Dieu[9].

Alors – me direz-vous – comment répondre à la question de la souffrance des justes ?

Calvin répond à cette question en mettant en avant l’idée d’une « double justice de Dieu » : D’une part, une justice révélée, une justice divine ordinaire, qui nous est connue par la Loi rapportée par Moïse, et accomplie en Jésus Christ [cf. Mt 5,17]. D’autre part, une justice cachée, une justice divine secrète, qui ne peut être appréhendée que par la foi[10].

Ne connaissant pas la volonté secrète de Dieu, l’homme doit s’en tenir et obéir à sa volonté révélée dans l’Ecriture[11], et témoigner de sa reconnaissance à Dieu comme le « principal auteur de tout bien »[12], en vivant dans l’assurance et la foi en sa Providence bienveillante.

Pour illustrer ce que je viens de dire, je vous cite à présent trois brefs extraits de Calvin, dans des sermons sur Job :

« Il y a double justice de Dieu : l’une est celle qu’il nous a déclarée en sa Loy, selon laquelle il veut que le monde se gouverne ; l’autre, c’est une justice incompréhensible, tellement qu’il faut parfois que nous fermions les yeux quand Dieu besogne, et que nous ne sachions point comment ni pourquoy ? »[13].

(un 2ème extrait)
« Nous voyons qu’il y a double justice en Dieu : l’une qui est toute notoire, pource qu’elle est contenue en la Loy, et qu’elle a aussi quelque conformité à la raison que Dieu nous a donnée ; l’autre qui [dé]passe toute nostre intelligence : nous ne la comprenons point donc sinon par foy, et [il] faut plustost que nous l’adorions comme une chose qui nous est cachée, attendans que le dernier jour vienne, auquel nous verrons face à face ce qui nous est maintenant obscur et caché »[14].

(un 3ème extrait)
« Quand… nous demandons si Dieu gouverne le monde, s’il dispose toutes choses en équité, il ne faut pas que nous le mesurions selon que nous le pouvons apercevoir. Et pourquoy ? Car le jugement de Dieu est trop haut… Qu’est-il donc question de faire ? Il ne faut sinon l’attendre »[15].

Pour Calvin, l’homme doit donc s’enraciner dans l’espérance, en plaçant sa foi dans la providence divine, dans la certitude que Dieu – qui est tout-puissant – peut même tirer du mal, un bien[16].

S’il fallait résumer la pensée de Calvin concernant la providence, on pourrait donc dire que, pour le réformateur, croire en un Dieu de providence permet de structurer l’ensemble de l’existence croyante. 
Le croyant est amené à reconnaître que tout au long de sa vie une puissance supérieure le protège et le conduit. Dieu est perçu comme Celui qui règne dans le monde, dirige l’histoire de l’humanité et de chaque individu.
En ce sens, le croyant construit sa vie grâce – ou à cause – de la protection de Dieu.
Pour autant, l’action de Dieu dans l’histoire ne peut être saisie que dans une perspective eschatologique. Ici bas, nous ne parvenons à discerner que « quelques marques de la providence » spéciale[17].

(2) Je vous propose maintenant d’entendre une 2nde position, différente de celle de Calvin. Il s’agit de la pensée de Paul Tillich, un théologien germano-américain du 20ème siècle.

Né en 1886, mort en 1965, Paul Tillich était un pasteur luthérien, professeur de philosophie et de théologie, qui a connu en son temps deux guerres mondiales avec l’horreur de la shoah. Chassé en 1933 de sa chaire de professeur de théologie par le régime nazi, il a émigré aux Etats unis.
Si je vous donne ces précisions, c’est qu’il me semble difficile de penser l’action de la providence divine de la même manière avant et après le 20ème siècle : après ce siècle qui a révélé l’ampleur de la barbarerie humaine, à travers l’holocauste, l’extermination systématique d’être humain pour leur appartenance ethnique ou religieuse.

Alors, bien sûr, il ne faut pas confondre l’action de la providence divine avec la profondeur du péché de l’homme – avec la force de son aliénation, de son éloignement, de sa séparation d’avec Dieu – qui aboutit à la violence, à la déshumanisation et à l’auto-destruction.
Mais, dans ce contexte du 20ème siècle, comment peut-on encore penser l’action de la providence divine, lorsque la réalité de notre monde semble si souvent être en contradiction avec la toute-puissance d’un Dieu juste et bon ?

Précisément, croire en un Dieu de providence prend ici la forme d’un défi :
La foi devient « foi paradoxale ». « Paradoxal »[18] signifie ce qui contredit la doxa, c’est-à-dire l’opinion qui se fonde sur l’ensemble de l’expérience humaine ordinaire.

Ainsi, en dépit de ce qu’il vit, malgré ce qu’il voit du monde, le croyant affirme sa confiance en Dieu. Il ne prétend pas que Dieu le préserve du malheur : le croyant n’est pas plus à l’abri que les autres du mal. Mais le croyant reçoit de Dieu la force de faire face aux peines et aux difficultés qui l’assaillent.
En ce sens, il construit sa vie dans la foi malgré les évènements malheureux.

C’est cet élément paradoxal, ce croire « malgré », « en dépit de », que Paul Tillich met avant dans la foi en la providence de Dieu.

Pour le théologien, le message qui est le cœur même du christianisme et qui rend possible « le courage de croire dans le Christ » est résumé dans l’épître de Paul aux Romains : « Rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté en Jésus Christ notre Seigneur » [cf. Rm 8,38-39].
Dans son œuvre maîtresse, dans sa Théologie Systématique, Tillich prend appui sur ces versets, pour expliquer ce que signifie à ses yeux la créativité dirigeante de Dieu, sa Providence divine.

La foi en la Providence ne veut pas dire que tout est pré-vu et pré-ordonné par Dieu, mais elle donne la force de faire face aux malheurs de l’existence, dans la certitude que rien de ce qui nous écrase – la force des épreuves, l’horreur de la mort et l’angoisse de vivre – ne pourra détruire le sens de notre existence, que rien – en dépit de la souffrance et du péché – « ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu »[19].

Pour éclairer cette pensée, je vous cite maintenant deux brefs extraits de prédications de Tillich :

« La foi en la Providence divine est la foi que rien ne peut nous empêcher d’accomplir la signification ultime de notre existence. La Providence n’est pas un planning divin où tout est déterminé, comme dans une machine efficace. Bien plutôt, la Providence signifie qu’il se trouve en chaque situation une possibilité de création et de salut qu’aucun événement ne peut détruire. La Providence veut dire que les forces démoniaques et destructrices, en nous et dans notre monde, n’auront jamais sur nous une emprise qui ne puisse être brisée, et que notre lien avec l’amour qui nous accomplit ne pourra jamais être rompu. Cet amour nous apparaît et est incarné dans "le Christ Jésus, notre Seigneur". […] La Providence et le pardon des péchés ne sont pas deux aspects distincts de la foi chrétienne ; c’est une seule et même chose, c’est la certitude que nous pouvons atteindre la vie éternelle, malgré la souffrance et malgré le péché »[20].

(un 2nd extrait)
« La foi en la Providence, c’est toute la foi. C’est le courage de dire oui à sa propre vie et à la vie dans son ensemble malgré les forces en marche du destin, malgré l’insécurité de l’existence quotidienne, malgré ses catastrophes et malgré l’écroulement de sa signification. […] [Le mot de "providence"] signale le courage qui permet d’accepter la vie dans la puissance de ce qui est plus que la vie. Paul l’appelle l’amour de Dieu. […] Cet amour est la puissance ultime de l’union, la victoire ultime sur la séparation. Être uni à cette puissance nous permet de dominer la vie tout en y étant parfaitement inséré. Cet amour […] nous donne la certitude qu’à aucun moment nous ne pouvons être empêchés d’atteindre l’accomplissement vers lequel toute vie se dirige. C’est le courage d’accepter la vie dans la puissance même où elle prend racine et où elle est surmontée »[21].

Voilà donc deux manières différentes de penser la foi en la providence divine.
Dans la 1ère, le croyant sait qu’il peut construire sa vie « grâce » ou « à cause de » la protection de Dieu.
Dans la 2nde, le croyant sait qu’il peut construire sa vie dans le courage de la foi, « malgré » les épreuves et les jours sombres.
Il ne s’agit pas de donner raison à l’une ou l’autre position. Ces deux manières de percevoir Dieu traduisent des expériences et des sensibilités différentes. D’ailleurs, une même personne peut passer de l’une à l’autre selon les moments de sa vie.

Alors, après cet exposé, que peut-on faire de tout cela ?
Je crois qu’un des intérêts de cette réflexion – à travers ces deux courants – est de nous montrer que la Providence est avant tout à envisager comme une affirmation de foi : une affirmation qui résonne comme un « je crois », et non comme un « je sais ».
En réalité, le croyant ignore tout des secrets de Dieu : son conseil secret, sa volonté et sa justice cachées, les moyens d’action de sa Providence. C’est en faisant valoir un principe d’ignorance devant le secret de Dieu, que chacun peut s’en remettre, dans la confiance, aux mains de Dieu.
Parce qu’il en va de la foi, la question de la Providence est d’abord de l’ordre d’un abandon, d’un dépôt, d’une remise : comment puis-je en toutes choses, en toutes situations, m’en remettre à Dieu, me confier à lui ?

Si les réformateurs ont essayé de penser la providence, nous voyons que le lieu existentiel de cette question n’est en réalité pas la théorie, mais la prière.
La foi en la providence est la foi en la prière : la foi dans le fait que je peux confier ma personne et ma vie à Dieu dans une relation personnelle, parce que par Jésus Christ, le crucifié Ressuscité, je sais que Dieu est Père : qu’il est ce Père bienveillant et bien aimant, qui ne cesse d’accueillir et de relever l’homme, qu’il est ce Père à qui je peux dire la seule prière qui résume toutes prières : « Père, je m’en remets à toi… que ta volonté soit faite » !

Parce que Dieu est ce Père qui m’offre son amour : cet amour inconditionnel qui me libère de tout ce qui peut m’écraser, il me donne la capacité de vivre debout et de recommencer avec lui.
Alors, je peux comprendre sa providence, non comme quelque chose qui me protège de toute souffrance, mais comme ce qui me soutient dans l’épreuve, pour surmonter l’adversité.
Je peux comprendre la providence comme le courage que Dieu me donne pour repartir, rebondir, et renaître à une vie nouvelle.

La providence : c’est cette offre de résurrection, cette capacité de rebondir, cette force qui ouvre nos chemins… c’est cet amour que Dieu nous offre, jusqu’au cœur de l’épreuve, quand un grain de sable, un caillou, une tempête viennent semer le trouble dans notre vie.

Précisément que faire avec tous ces grains de sable qui balayent nos vies ?

Pour tenter de répondre et pour conclure, j’oserai une image … une image un peu risquée :
Par sa providence, Dieu nous donne la force de faire ce que fait une huître quand un grain de sable vient la troubler ou l’agresser : Elle ne se recroqueville pas sur elle-même, mais elle utilise le grain de sable, elle l’intègre dans son espace, pour peu à peu en faire une magnifique perle.

Voilà qu’à l’endroit même de notre trouble, voilà qu’au cœur même de l’épreuve, Dieu nous donne la force de transformer les grains de sable en perles précieuses… des perles qu’il nous aide peu à peu à former, pour pouvoir les offrir.
Comme l’indique le psaume 30, voilà que Dieu nous donne la force de changer l’épreuve du deuil en une danse, et de faire de nos habits funèbres des parures de joie.

Alors, dans la foi en la providence, le « malgré » [ou le « en dépit de »] de Paul Tillich rejoint le « grâce à » [ou le « à cause de »] de Calvin : malgré les épreuves, grâce à son amour, Dieu nous libère et nous donne le courage de Pâques [après la croix], le courage du passage qui nous permet de vivre debout. Il nous donne la capacité de transformer les obstacles en tremplin, les fragilités en richesse, nos blessures en œuvres d’art. 

A nous alors… à nous d’accueillir la créativité dirigeante de Dieu – sa Providence – comme ce qui nous permet de devenir, nous aussi, créatif…  d’ouvrir les portes de notre atelier personnel à son amour, pour, à notre tour, pouvoir offrir au monde une image patiemment peinte à la ressemblance de son Amour.
Amen.
P.L.


[1] Cf. Encyclopédie du Protestantisme.
[2] Expression que l’on doit à G.W. Leibniz (1646-1716) dans Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal (1710).
[3] Calvin, Institution de la Religion Chrétienne (IRC), 1559/1560, Livre I. Chapitres 16 à 18 : voir ici I, 18, 1.
[4] Voir Calvin, IRC, chapitre 16.
[5] Voir Calvin, IRC, chapitre 17.
[6] Voir Calvin, IRC, chapitre 17. § 11.
[7] Calvin, 5ème sermon sur Job.
[8] Calvin, 79ème sermon sur Job.
[9] Voir Calvin, 75ème sermon sur Job.
[10] Ce concept de double justice de Dieu est en réalité à articuler avec la distinction qu’opère Calvin entre la volonté cachée de Dieu (que l’homme ignore, mais par laquelle Dieu peut se servir des pécheurs comme d’instruments au service de sa providence) et sa volonté révélée dans l’Ecriture (que l’homme connaît et à laquelle il doit sans cesse obéir).
[11] Voir Calvin, IRC, chapitre 17. § 5.
[12] Voir Calvin, IRC, chapitre 17. § 10.
[13] Calvin, 47e sermon sur Job.
[14] Calvin, 97e sermon sur Job.
[15] Calvin, 138e sermon sur Job.
[16] Voir Calvin, IRC, chapitre 18. § 3.
[17] Calvin, 139e sermon sur Job.
[18] « Paradoxal » ne signifie pas ce qui est contraire à la raison, ce qui est « irrationnel ».
[19] « La providence n’est pas une ingérence mais une création. Elle utilise tous les facteurs, qu’ils viennent de la liberté ou de la destinée, en orientant créativement toute réalité vers son accomplissement. […] L’homme qui a foi en la providence ne croit pas qu’une activité divine particulière changera les conditions de la finitude et de l’aliénation. Il croit, et il affirme avec le courage de la foi, qu’aucune situation, quelle qu’elle soit, ne peut le frustrer de l’accomplissement de sa destinée ultime. Rien ne peut le séparer de l’amour de Dieu qui est dans le Christ Jésus (Romains, chap. 8). […] La certitude que Dieu est le fondement de l’être et du sens fonde la certitude de sa créativité dirigeante. La confiance de toute créature (son courage d’être) s’enracine dans la foi en Dieu, son fondement créateur » (Tillich, Systematic Theology I, University of Chicago Press : ST I, p.267-270 – Théologie Systématique II, Cerf/Labor et Fides/ Presse de l’Université de Laval : TS 2, p.150-155).
[20] Tillich, Les Fondations sont ébranlées : FE, p.148-149.
[21] Tillich, L’être nouveau : EN, p.84-90. 

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